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car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Dassetto : Le devenir de l’islam sunnite et le radicalisme (extraits)

13, Juil 2017 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam     , , , , ,   No Comments

Pour une interprétation de moyen-long terme et quelques questions

Dans cet exposé, le professeur Felice Dassetto nous offre une synthèse remarquable des enjeux actuels de ce qui se passe depuis un siècle dans le monde musulman, surtout sunnite. On comprend, à le lire, que la question dépasse très largement celle de groupes terroristes minoritaires. Elle concerne en effet le rapport des mondes musulmans à la modernité, et celui du monde moderne à l’islam. Comment diminuer les tensions entre ces deux mondes ?

« Faut-il se limiter à l’action sécuritaire (indispensable) ou se limiter à agir sur les conséquences, une fois la « radicalisation » advenue ?
Est-ce que des citoyens musulmans ou non musulmans, notamment mais pas seulement européens, continueront à rester spectateurs face à ce qui se passe se contentant éventuellement de petites actions par ci et par là ou bien prendront-ils la mesure des enjeux historiques qui sont en train de se jouer ? (…) Est-ce qu’on continue à se limiter à parler de « déradicalisation », ce qui est indispensable, ou bien on se décide à se confronter aux racines de la radicalisation et aux racines intra-islamiques de celle-ci ? »

Ci-dessous, pour ceux qui manquent de temps, des larges extraits de cet article paru sur son site. Mais la lecture de l’ensemble est évidemment toujours préférable (http://felicedassetto.eu/) .


 » Depuis plus de quarante ans, le monde musulman chiite et sunnite, vit une phase intense        de son bouillonnement interne et de ses relations avec le reste du monde. Une spirale négative s’est engendrée dans les relations entre musulmans et non musulmans qui aboutit à des points dramatiques d’actions armées. Le monde musulman lui-même est tragiquement secoué par des luttes armées internes.

Les attentats de Londres, Manchester, Bagdad posent la question de savoir s’ils sont l’œuvre du dernier coup de queue du dragon ou s’ils annoncent une phase nouvelle, celle de l’après Daesh.

Quoi qu’il en soit, il est important de tenter de regarder les événements actuels dans la suite de leur déroulement historique de moyen-long terme, pour voir toute la profondeur des enjeux qui se jouent au sein du monde musulman et dans les relations entre monde musulman et le reste du monde. Il y a là une urgence (…)

Toutefois, pendant la décennie 2000, bien peu a été fait en dehors de l’action immédiatement armée, pour aller aux racines de cette pensée radical-jihadiste. Et ceci tant du côté musulman que du coté non-musulman : tout le monde est resté plutôt en spectateur de ce devenir. Les musulmans, incertains sur les positions à adopter et sur ce qu’il y aurait lieu de faire. Les non-musulmans, préoccupés avant tout de l’action sécuritaire –indispensable-, mais ne voyant pas quoi faire dans la vie de la cité, sauf parler d’une générique ouverture culturelle. Et on a vu les résultats : les visions radicales ont continué à se construire, de part et d’autre.

On est en train de commettre la même erreur, car on ne mesure pas la profondeur de ce qui est en jeu. Et donc on continue à ne pas s’interroger sur ce qu’il serait possible de faire. (…)

1.Un passé toujours présent et une alternative : quelle voie pour le monde musulman ?

Une grande partie du monde musulman est secouée depuis deux siècles par une confrontation mal réussie face à la modernité et suite à son incapacité à se réformer. Et il était secoué depuis le XIX°siècle par le choc colonial qui avait abouti à la domination militaire, politique, culturelle, économique quasi-totale du monde musulman par les puissances occidentales.

Ce monde s’interrogeait sur la voie à suivre pour sortir de ce déclin, perçu d’autant plus dramatiquement qu’il se pensait à l’aune du passé, celui de la grande et dominante civilisation musulmane millénaire. Pour le monde sunnite, la déchéance apparaissait d’autant plus grande que le califat ottoman, symbole de la succession du Prophète et de l’unité musulmane, était liquidé en 1923 par la décision du nouveau régime turc de Mustafa Kemal, qui destitue le sultan ottoman afin de tourner la page vers des institutions politiques et juridiques modernes, celles qui s’incarnaient dans la nouvelle Turquie et déclare caduc par la même occasion le titre califal. La déchéance musulmane sunnite est complète.

De cette prise de conscience de la déchéance du monde musulman, face à l’Occident notamment, depuis les années 1920, ont pris forme deux voies.

Une voie sécularisée

(…) Cette voie domine pendant les années 1950-60. Elle perd son souffle à partir des années 1970-80 avec la mort de Nasser, avec les dérives autoritaires de certains régimes, les blocages des systèmes politiques et les grandes désillusions économiques et sociales qui ont suivi les indépendances.

Une voie religieuse

Mais cette voie s’est essoufflée également en raison de l’essor pris par une autre voie qui avait commencé à se forger dans les années 1920. Elle consiste globalement dans l’idée – diamétralement opposée à la précédente- que seulement un retour à l’islam donnera au monde musulman la gloire du passé.

  1. Le basculement des années 1970 et la progressive victoire d’un projet sociétal islamique sous l’hégémonie de l’islamisme poltiique et du wahhabo-salafisme

À partir des années 1975 le monde musulman est en effervescence. Au début des années 1980 il apparaitra clairement que la bataille des idées entre vision moderniste et vision religieuses-islamiques est gagnée par les derniers.

Mais une nouvelle question se pose : on veut un retour à l’islam, mais quel islam ?

La sociologie et les sciences politiques ont décortiqué les différents enthousiasmes religieux et nous avons maintenant un tableau clair de ces organisations et des idées qui les animent : mouvements piétistes, missionnaires, mouvements de l’islam politique, auquel s’ajoute le glissement vers l’islam de nombreux États. Il ne faudrait pas se tromper : la diversité des mouvements est sous-tendue par une finalité convergente: constituer une société islamiquement plus vigoureuse bâtie sur la création d’un État islamique.

S’ajoute aussi l’arrivée au pouvoir dans le monde chiite de l’imam Khomeiny en 1979, suite au déclenchement de la révolution islamique iranienne. (…) Et voilà que les cousins-ennemis des sunnites ont constitué un État islamique qui tient tête à l’Occident et à l’Amérique. Nous aussi on pourra le faire, se disent des gens parmi les Sunnites. (…)

Parmi les multiples visions religieuses (que, je rappelle, convergentes), deux expressions concrètes vont prédominer la scène mondiale et européenne, car elles apparaissent les plus efficaces et les plus organisées. Il s’agit d’une part des diverses organisations issues des visions visant directement la création d’institutions politico-étatiques et économiques islamiques (concrètement : les Frères musulmans et leurs nouvelles expressions, la Jama’at i islami et nombreuses autres organisations pakistanaises, la Jema’a islamyya indonésienne , Milli Görüs, AKP….). D’autres part, ce sont des visions piétistes-rigoristes, celles qui ont été appelées des « idéologies rétrospectives », car elles envisagent la reconstitution aujourd’hui de la société telle qu’elle est présumée être au temps du Prophète (concrètement : le Wahhabo-salafisme, les Déobandi, les Ahl-i-hadith, etc.).

Ces deux visions, parfois concurrentes, parfois convergentes vont saturer et plomber l’espace de sens dans le monde musulman à partir des années 1990, au point que pour nombreux musulmans socialisés pendant ces années-là et pendant les années suivantes, l’islam tout court est cet islam-là.

Ces deux grandes visions (au-delà des du seul wahhabo-salafisme ou du Frérisme musulman), chacune à leur manière contribuent au minimum à renforcer un malaise social des musulmans face à ce qui n’est pas musulman ou face à ce qui constitue un islam considéré insuffisant ou tiède. Au pire ces visions nourrissent les bases d’une radicalisation-jihadiste. L’islamisme politique parce qu’il induit l’idée de la nécessité d’un État exclusiviste uniquement musulman. Le wahhabo-salafisme, même le plus pacifique, montrant que la société même musulmane, et évidemment celle des infidèles est intolérable et inconciliable avec le vrai islam. (…)

Aujourd’hui on a tendance chez les hommes politiques ou dans les médias à cibler le seul « salafisme » et l’Arabie saoudite. Ce qui est une erreur d’analyse à un double titre : d’une part le phénomène est bien plus vaste et couvre un large spectre d’associations et de mouvements et d’autre part il importe de prendre en compte la jonction avec les visions piétistes-rigoristes et les visions plus proprement sociopolitiques, car la conjonction des deux visions alimente l’activisme global contemporain y compris dans ses effets radicaux.

3.Une parenthèse : le rôle spécifique du projet saoudien (…)

  1. Du projet sociétal-islam à une vision civilisationnelle

Nous avons vu le projet visant à unifier d’abord la péninsule arabique sous double houlette de la tribu des al-Saoud et de la vision religieuse rigoriste de Wahhab. On l’a vu évoluer dans les années 1960 vers un projet d’hégémonie à l’égard de l’ensemble du monde musulman. Il ajoute progressivement une nouvelle perspective dans laquelle convergent des idées et des visions bien au-delà du seul wahhabo-salafisme ou de l’islamisme politique.

C’est l’idée qui consiste à penser que l’islam peut se positionner comme civilisation, dans le monde, mais en se démarquant, ou en s’opposant, au monde occidental, en particulier nord-américain, considéré matérialiste, aux mœurs dégradées si pas dépravées et voulant imposer sa domination non seulement économique, militaire et politique, mais également culturelle. Emerge en somme une vision civilisationnelle ou contre-civilisationnelle qui semble inspirer pas mal des visions contemporaines.
Et cet aspect pose des questions majeures pour l’avenir. D’une part on pourrait dire qu’elle a le mérite de se positionner de manière critique face à la domination américano-occidentale, rejoignant par-là la pensée critique en général. Mais cette pensée civilisationnelle islamique qui se veut radicalement autre par rapport à celle de l’américanisme occidental n’a pas de modèle concret ni de capacité autonome de réussir : elle dépend à maintes égards (connaissance, technologies) de l’Occident. Et en se positionnant comme autre, voire adversaire, elle alimente un processus de tension dans le monde. Comme, d’autre côté, une certaine vision conquérante occidentalo-américaine alimente également un processus de tension. C’est un des enjeux à venir dans les relations mondiales.

 5 .De ces visions au radicalisme jihadiste-terroriste

La convergence entre les visions politiques de l’islam (Frères musulmans et mouvements analogues) et des visions wahhabo-salafistes en partie différentes, convergent comme j’ai dit plus dans l’objectif final (constituer des sociétés et des Etats musulmans) et convergent dans une tendance à exclure et à s’exclure de tout ce qui n’est pas strictement conforme à leurs visions. Ces visions closes et exclusivistes vont se double au fil du temps de l’idée qu’il importe d’affirmer la civilisation musulmane face ou contre l’occident.

Ces idées vont constituer au fil des années un univers de sens, des évidences, et vont imprégner le monde musulman. A partir de de ce bain culturel, des leaders, des individus, des organisations prendront au sérieux ces messages, adopteront des postures radicales et aboutiront à la conclusion que la lutte armée est la seule voie possible. Depuis quarante ans le jihadisme-terrorisme s’est constitué en système, ayant une capacité d’autoproduction et de reproduction.

Certains comme Oussama ben Laden feront la synthèse entre la voie de l‘islam politique et celle salafiste.
Dans le contexte français, une malheureuse polémique, tout autant académique que médiatique, au sujet des causes du jihadisme, mal fondée sur le plan épistémologique, a simplifié l’analyse et a semé le doute au sujet de la matrice religieuse (comme vision, comme finalité, comme rhétorique, comme motivations) du radicalisme jihadiste-terroriste. Il faut espérer que ces mauvais débats ne continuent pas à freiner et détourner l’analyse et donc l’action ([1]).

En parlant de matrice religieuse il ne s’agit pas de parler de l’islam en général, mais de faire référence de manière précise et analytique aux visions de l’islam dont nous avons parlé et qui ont hégémonisé l’ensemble du monde musulman. De ces visions, conjointement à d’autres facteurs qu’il importe d’analyser dans toute leur complexité, naissent les expressions radicales et jihadistes-terroristes. Cette analyse est désormais amplement consolidée.

 Conclusions

Le monde musulman est embarqué dans un questionnement autour de son devenir depuis au moins un siècle.
Depuis 50 ans ce devenir a été hégémonisé et orienté par deux vastes visions qui ont réussi à dominer la scène musulmane, et qui convergent dans l’idée d’islamiser la société, d’islamiser les institutions étatique et d’affirmer la civilisation musulmane face au monde et en particulier face à l’Occident, pour en prendre distance ou pour s’y opposer. Ces idées ont mis en échec d’autres visions qui envisagent le devenir du monde musulman à la lumière d’une vision sécularisér de la société et des institutions étatiques. Les événements récents à l’issue du Printemps arabe ont vu flamber la bataille des idées au sujet de ces visions opposées du devenir. Des pays sont dramatiquement divisés dans cette bataille ; d’autres ont eu recours aux coups d’Etats militaires. La Tunisie semble une rare exception.

Les musulmans européens, depuis des décennies, sont dans un entre-deux. Les rares sondages disent que 30% d’entre eux sont favorables à un État islamique (je ne suis pas sûr que ceux qui répondent ainsi ont les idées claires de ce que cela implique). D’autres sont incertains, tout en disant qu’ils partagent les valeurs européennes.

Plusieurs questions émergent de ces constats.

On a vu la capacité de mobilisation et la visée conséquente sur la moyenne-longue durée de la part de visions de l’islam qui aboutissent au radicalisme. C’est un projet cohérent qui se réalise progressivement.

La question est : faut-il se limiter à déplorer ce projet tout en se limitant à rester spectateurs immobiles. Faut-il se limiter à l’action sécuritaire (indispensable) ou se limiter à agir sur les conséquences, une fois la « radicalisation » advenue ?
Est-ce que des citoyens musulmans ou non musulmans, notamment mais pas seulement européens, continueront à rester spectateurs face à ce qui se passe se contentant éventuellement de petites actions par ci et par là ou bien prendront-ils la mesure des enjeux historiques qui sont en train de se jouer et agiront de manière proactive en conséquence, conscients du fait que beaucoup de l’avenir dépendra d’eux et de leur action et de personne d’autre. Et que cette action doit se situer en amont des radicalisations, et porter sur les terreaux favorables à celle-ci ? En particulier, les citoyens musulmans religieux, leurs intellectuels, leurs responsables devraient s’interroger au sujet de leur immobilisme.

Est-ce que les responsables politiques, nationaux ou européens, prendront la mesure des enjeux du devenir de l’islam et des relations dans nos sociétés, du devenir de la vie commune, ne se limitant pas aux aspects sécuritaires et d’action armée. Enjeux sur le plan de l’éducation. Enjeux dans la coordination de politiques européennes.

Enjeux autour de visions ouvertes de l’islam : question difficile qui se heurte à l’idée de liberté religieuse pour assurer la cohabitation entre convictions et l’autonomie de celles-ci face à l’Etat. Mais cette idée se heurte aujourd’hui, dans l’histoire de l’islam sunnite, au débordement du religieux dans la société et à l’ingérence d’Etats « religieux » et au nom de leur vision religieuse dans la société civile, comme le cas saoudien ou turc mais également marocain ou pakistanais.

Je ne parle pas directement du jihadisme-radicalisme contre lesquels l’action armée et policière est fort heureusement engagée. Mais je parle des soubassements idéologico-religieux de ce radicalisme.

Est-ce qu’on continue à se limiter à parler de « déradicalisation », ce qui est indispensable, ou bien on se décide à se confronter aux racines de la radicalisation et aux racines intra-islamiques de celle-ci ?

La prise en compte de cela est une partie essentielle d’une politique de sécurité. Mais en plus : c’est la condition pour que puisse avancer une implantation des musulmans en Europe moins crispée que celle qu’ils ont vécu depuis quelques décennies sous l’impact de ces visions religieuses dominantes.

F. Dassetto, 4 juin 2017


[1] Pour une mise au point épistémologique au sujet de ces débats, je me permets de renvoyer à : Belhaj A., Dassetto F., « Expliquer le radicalisme : critique autour de la posture d’Olivier Roy », mai 2016. Cismoc, Louvain-la-Neuve, Essais et Recherches en ligne, mai 2016, 20p. ; F. Dassetto, « Interprétations du radicalisme jihadiste et terroriste. À propos d’une polémique bien peu utile : Kepel vs Roy vs Burgat », in www.felicedassetto.eu, 13 novembre 2016.
[i] Il y aurait une autre analyse à faire pour voir ce qui s’est passé dans le monde et dans les relations entre musulmans et non-musulmans. J’avais analysé cela il y a quelques années dans mon livre : La rencontre complexe. Occidents et islams, Louvain-la Neuve, Academia-Bruylant, 2004. Récemment j’ai été amené à revenir sur cette question dans un article : « Enjeux de vie commune : la particularité islamique. Des débats à construire », à paraître dans la revue Politique.
[ii] On peut lire entre autres : F. Dassetto, Islams du nouveau siècle, Bruxelles, Labor, 2004
[iii] J’avais analysé sociologiquement pour la première fois cette logique dans mon livre : La construction de l’islam européen, Paris, l’Harmattan, 1996, chapitre 4.