« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

« En Russie, nous écrivons notre version de l’islam sur des pages vierges » (Damir Mukhetdinov)

29, Nov 2017 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam     , ,   No Comments

Propulsé numéro deux de l’islam russe à moins de 40 ans, ce jeune intellectuel s’appuie sur les penseurs occidentaux pour contrer les influences radicales dans le premier pays musulman d’Europe. La Croix l’a rencontré à l’occasion de son passage en France. Recueilli par Samuel Lieven, le 28/11/2017.

Damir Mukhetdinov, 40 ans, « premier vice-président de la direction spirituelle des musulmans de la fédération de Russie », l’allure svelte d’un jeune premier, porte un jean et un pull de laine torsadé assortis à ses yeux bleus, et une petite chapka qu’il ne quittera pas durant tout l’entretien.

Choyé par les pouvoirs publics en France où il intervient, mardi 28 novembre, devant des étudiants de Sciences-Po, ce doctorant en théologie, diplômé en relations internationales de la prestigieuse Université d’État de Moscou (MGU), a déjà la haute main sur la formation de 10 000 imams pour environ 20 millions de musulmans, dont trois millions rien qu’à Moscou. Admirateur de l’intellectuel algérien Mohammed Arkoun, figure de proue d’un islam des Lumières à la française, cette étoile montante de l’islam russe s’est donné une mission : promouvoir un « humanisme coranique » capable de contrer dans son pays l’influence des idéologies islamistes exportées par les pays du Golfe. Ou l’islam rêvé des Européens au pays des Tatars.

La Croix : L’islam en Russie, pays où domine largement l’orthodoxie, est méconnu en Occident. Comment a-t-il évolué ces dernières années ?

Damir Mukhetdinov : « La présence de l’islam sur le sol russe remonte à l’an 642, bien avant le baptême de la Rus’ qui consacre le début de la Russie chrétienne en 988. Quant au Caucase et à l’Asie centrale, où se concentre aujourd’hui l’essentiel des musulmans de Russie, ils ont été conquis plus tard au XIXe siècle.

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Sous Staline, l’islam russe a été éradiqué à marche forcée et 90 % des infrastructures musulmanes (écoles, mosquées, etc.) ont été détruites par le régime. Après la disparition de l’URSS, en 1991, des milliers de jeunes musulmans russes sont partis se former dans les pays du Golfe persique, en Égypte, en Turquie, en Indonésie et en Malaisie.

Dans le même temps, les pays du Golfe ont envoyé chez nous des émissaires censés nous aider à reconstruire des mosquées et relancer la vie religieuse. Certains ont profité de ce que nous ne pouvions plus leur opposer notre tradition millénaire, réduite à néant par le communisme, pour diffuser en Russie leurs idées extrémistes.

Quelles ont été les conséquences sur le terrain ?

D. M. : De tradition hanafite, les musulmans tatars ont mal vécu les pressions des représentants de l’islam du Golfe, de tradition hanbalite. Ces derniers condamnaient les pratiques rituelles locales en les qualifiant d’hérétiques. Cela a entraîné de vives tensions entre les tenants de la tradition et les nouvelles générations, entre mosquées hanafites et mosquées hanbalites, où s’est développé un islam intolérant sous influence wahhabite.

Ce wahhabisme importé représente-t-il une menace en Russie ?

D. M.  : Ceux qui le diffusent n’ont reçu aucune formation et représentent un danger évident. Ils ont eu une grande influence dans le Caucase où des milliers de jeunes sont partis combattre pour Daech en Syrie et en Irak. Leur rapatriement, à l’initiative du président tchétchène Ramzan Kadirov, constitue un vrai risque car on ne sait pas si ces individus peuvent être réintégrés après un tel lavage de cerveau.

De quels moyens disposez-vous pour lutter contre les extrémistes ?

D. M.  : Cela passe en priorité par la formation de nos 10 000 imams. Tous participent à des formations continues financées par l’État russe. Nous travaillons notamment la notion d’esprit critique et organisons des jeux de rôle à partir de situations concrètes. Nous avons aussi engagé une refonte totale des institutions musulmanes en Russie en adossant nos instituts de formation aux meilleures universités.

Qu’est-ce que « l’humanisme coranique » dont vous faites la promotion ?

D. M : Comme Mohammed Arkoun et d’autres penseurs néo-modernistes d’Europe occidentale, nous pensons que le pluralisme est au cœur du Coran et que c’est la seule voie possible pour réformer l’islam. Hélas, les néo-modernistes des pays arabes sont soit assassinés, soit exilés en Europe. Mais nous, musulmans russes, sommes en train d’écrire notre version de l’islam sur des pages post-soviétiques vierges !

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