« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )
10, Jan 2018 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Dialogue rencontre, tolérance, vivre ensemble No Comments
Une opinion d’Erdem Resne, membre du collectif éditorial de la revue « Politique » (1).
Les citoyens musulmans font partie de la société belge. Nés ici, ils et elles sont une composante du corps social. Le reconnaître, c’est permettre à chacun d’acquérir l’égalité en dignité, au-delà de l’égalité en droits.
Le regard porté par la société majoritaire sur ses composantes détermine en partie l’attitude de celles-ci. En l’occurrence, les citoyen(ne)s belges musulman(e)s sont sujets aux plus lourds fantasmes : réduits à leur dimension religieuse, ils/elles sont vu(e)s comme un tout homogène, une « communauté » irréductible, mettant en cause les « valeurs » de la société et son équilibre.
Le caractère religieux réel ou supposé de leurs traits distinctifs complique l’acceptation de pratiques nouvelles dans une société fière de son histoire marquée par une longue lutte d’émancipation contre l’emprise du cléricalisme. Ces inquiétudes, alimentées par la montée du populisme et la surenchère médiatique, surdéterminent les relations entre composantes de la société et créent une dichotomie entre des groupes, des « eux » et des « nous » qui privilégient l’ »entre-soi » et se replient sur leur zone de confort.
Pour un troisième modèle
Entre les tenants de l’intégration (voire de l’assimilation), pour qui l’effacement des traits culturels distinctifs consacrerait le vivre ensemble, et les communautaristes dont l’empathie infinie pour les particularismes menace le tronc commun requis pour faire société, le débat stérile cadenasse le champ des possibles. Or une société inclusive ne correspond à aucun des deux modèles.
Elle part du principe qu’il n’y a pas, en son sein, de distinction : tout le monde fait partie du « nous » sans s’y réduire et l’identité collective évolue au gré d’adaptations successives où la responsabilité n’incombe pas aux seules minorités mais à la société tout entière. La culture et les représentations sont le fruit d’une histoire qui, tant à l’échelle d’une vie que celle d’une société, reflète une évolution. Il n’y a aucune raison que cette histoire se fige aujourd’hui.
Accepter d’ajuster son regard et ses grilles de lecture n’est pas un signe de soumission ni une conversion à la culture de son prochain : c’est une manière de le reconnaître, de le comprendre et de construire un avenir que chacun s’approprie sans autre contrainte que celle du respect envers les lois et les droits humains fondamentaux.
Le plus grand commun dénominateur
Comment une société inclusive fonctionne-t-elle ? Difficile de définir précisément un modèle global lorsqu’on sait à quel point le facteur humain influe sur la perception que l’on peut avoir de l’autre et du rapport à l’altérité. Mais rien n’empêche de tenter une approche inclusive partout où le faire ensemble est à l’œuvre : à l’école, au travail, en politique, dans le monde associatif et les innombrables institutions qui offrent des services et où le contact est permanent.
Des outils existent ou se développent pour mieux cerner le besoin de reconnaissance convictionnelle et les demandes d’aménagements qui en découlent, et ainsi proposer des solutions équilibrées, loin des crispations idéologiques. Parmi ces méthodes, citons le plus grand commun dénominateur (PGCD), fruit des travaux de l’anthropologue française Dounia Bouzar. Face à des questions comme le repas hallal ou l’aménagement des congés et du temps de travail, le PGCD tente de construire des réponses pragmatiques sur le lieu de travail. Il s’agit de dépasser l’approche interculturelle classique, limitée à la compréhension du cadre de référence de « l’autre », et d’y ajouter une dimension de résolution de conflits qui ne se contente pas de satisfaire une demande d’aménagement mais recherche une plus-value pour tous.
Concrètement, une demande de pause et de mise à disposition d’un espace de prière sur le lieu de travail fera par exemple l’objet d’une discussion sur l’aménagement d’un espace de silence où chacun peut soit se détendre, soit lire, soit prier, ou encore dormir.
La méthode opère par étapes successives : poser ouvertement la demande, évaluer en quoi elle est nécessaire et/ou pose problème pour l’exécution du travail et la dynamique de groupe, vérifier le cadre légal applicable et les possibilités qu’il offre, puis discuter afin d’apporter satisfaction au demandeur et bénéfice au reste de l’équipe.
Éviter les grands débats idéologiques ou les postures exclusives et se concentrer sur la pratique quotidienne et le principe d’équité, telle est la spécificité de l’outil PGCD. La démarche consiste en quelque sorte à neutraliser le caractère religieux, culturel ou identitaire d’une revendication, qui peut servir de prétexte, pour en extraire l’essentiel : l’aspiration des individus à la reconnaissance et à l’égalité de traitement.
La dimension juridique du processus est importante dans la mesure où elle permet, le cas échéant, d’exclure d’emblée des aménagements qui seraient contraires à la réglementation anti-discrimination, mais aussi de distinguer les lois des autres normes sociales ou culturelles qui, tout en s’imposant à nous par leur redondance, sont sujettes à discussion. Le centre interfédéral de lutte contre la discrimination Unia a déjà adopté le PGCD dans ses interventions en entreprise. Mais l’outil peut être utile dans d’autres domaines comme l’enseignement, l’insertion professionnelle ou la santé. Au final, le PGCD n’est qu’une recette parmi d’autres, existantes ou à inventer, pour rompre la tentation de l’ »entre-soi » qui pointe à l’horizon, et il ne concerne que les pratiques quotidiennes sans régler les conflits de droit, notamment sur la neutralité.
Face aux débats incessants et aux multiples interdictions relatives aux signes convictionnels dans les écoles ou les administrations, les citoyen(ne)s musulman(e)s développent timidement des alternatives : écoles libres confessionnelles, partis politiques, réseaux d’entrepreneurs… Le mouvement peut inquiéter mais il s’inscrit précisément dans le contexte institutionnel belge, preuve s’il en est que la nouvelle génération, soucieuse de marquer son identité, n’en reste pas moins un pur produit de notre société. Cette tendance légitime n’est ni souhaitable, ni une fatalité. Mais il appartient à chacun d’envisager un ajustement réciproque pour continuer à faire société. Gageons que nous oserons relever le défi.
(1) Le dernier numéro de la revue consacre son dossier de couverture au thème développé dans cette page: « Belges et musulman•e•s, le défi de l’inclusion » (n°102, décembre 2017).
Contribution externe Publié le mercredi 03 janvier 2018 à 09h34 – Mis à jour le mercredi 03 janvier 2018 à 10h04 (http://www.lalibre.be/debats/opinions/et-si-on-osait-une-societe-inclusive-opinion-5a4bbb2acd7083db8b57ada9 )
Vouloir une « société inclusive », c’est accepter de s’ajuster dans l’échange à des différences qui doivent pouvoir s’apprivoiser pour autant qu’elles soient respectueuses des droits humains. Et, plus profondément, c’est accepter que la culture et les représentations des un·e·s et des autres soient modifiées par le jeu naturel des interactions. Cette démarche est opératoire partout : au travail, à l’école, dans la vie associative et dans la vie politique. Partout où du « faire-ensemble » peut se nouer, en allant au-delà d’un simple « vivre-ensemble » de juxtaposition.
Pour en savoir plus : http://www.revuepolitique.be/numero-en-cours/
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