« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )
18, Sep 2020 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités chrétiennes,Foi chrétienne No Comments
Introduction
de Kérimel part de la Lettre au peuple de Dieu de François, d’août 2018.
« Le cléricalisme est le fait non pas d’une forme de déviance, comme le laisse entendre le pape, mais d’un système clérical en tant que tel. Celui-ci, nous le verrons, est caractérisé par l’institution d’un épiscopat monarchique, par la séparation concomitante des clercs d’avec les laïcs, moyennant l’attribution d’un caractère sacré aux premiers, les seconds étant cantonnés au profane, par l’exclusion des femmes en tant qu’inaptes au sacré, incompatibles avec sa sphère d’influence – et même dangereuse pour celle-ci –, et par l’interprétation sacrificielle de l’eucharistie. Les historiens l’ont établi, le système en question s’installe entre 180 et 260, avant même la conversion de l’Empire romain, dans la Grande Église qui regroupe les pagano-chrétiens, désormais largement majoritaires par rapport aux judéo-chrétiens. Est en effet réintroduite dans les communautés chrétiennes la séparation sacré-profane, pur-impur, caractéristique de la religion du Temple de Jérusalem, et du fait de laquelle le peuple des fidèles est tenu à l’écart de l’espace sacré auquel seuls peuvent accéder grands prêtres, prêtres et lévites. Il faudra en prendre acte : l’institution sacerdotale qui se met en place alors est, pour l’essentiel, celle qui perdure encore de nos jours » (29).
« Que s’est-il donc passé pour qu’en à peine deux siècles se produise dans l’Église un tel tête-à-queue, et que ce que Jésus excluait explicitement dans sa parole et ses actes devienne non seulement la norme, mais une norme qui se revendique de l’autorité du Christ lui-même ? » (30).
Première partie : Mise en place du système clérical
Chapitre 1. « Culture de mort »
François : « Il est nécessaire que chaque baptisé se sente engagé dans la transformation ecclésiale et sociale dont nous avons tant besoin » (35)
« Parler des “baptisés” dans un tel contexte (et non pas, par exemple et seulement des laïcs) est très significatif : c’est au nom de leur condition commune, et donc du baptême que tous ont reçu […], que tous les membres de l’Église en tant que peuple de Dieu sont invités à se saisir de la lettre » (35).
« Nous sommes ainsi en mesure de caractériser les deux points sur lesquels, à nos yeux, les propos de François peuvent être considérés comme manquant de précision. Là où il parle d’“exercice déviant de l’autorité”, on doit entendre que c’est le système lui-même dans son ensemble qui est déviant, et cela parce qu’il est fondé sur un mauvais principe, le principe hiérarchique (1). Et là où le pape caractérise cet exercice déviant comme imputable à une “scission dans le corps ecclésial”, il faut se rendre à l’évidence : c’est, là encore, le principe hiérarchique qui doit être dénoncé comme principe qui scinde l’humanité en classes ou rangs d’inégales valeurs » (40).
Seul un autre principe doit régir le corps ecclésial, fondé sur la conception moderne qui s’exprime dans la démocratie. La condition commune des fidèles baptisés constitue une primauté d’essence par rapport aux différents ordres hiérarchiques. De ce point de vue Luther a eu raison.
(1) IB (Ignace Berten) : hiérarchie au sens premier du terme : pouvoir sacré : hiéros + archè.
Chapitre 2. Jésus et la religion
« Les trois évangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc, notent que, après que Jésus eut poussé un grand cri et expiré sur la croix, “le voile du sanctuaire se déchira en deux de haut en bas ” : du fait de ce qu’il signifie par sa mort, apothéose de toute sa vie, Jésus met fin à la séparation entre l’intérieur et l’extérieur du sanctuaire, à toute séparation d’avec le saint » (46).
IB : dans les églises occidentales anciennes, le jubé (qui a pris un très grand développement dans les cathédrales), comme l’iconostase dans les églises byzantines, séparait physiquement l’espace du chœur (sacré) de l’espace des fidèles. Le concile de Trente a supprimé le jubé pour favoriser la participation des fidèles.
Marcel Gauchet parle du christianisme comme religion de la sortie de la religion : « les sociétés modernes organisent leur vie et structurent leur monde autrement qu’en référence à un sacré hiérarchique, autrement qu’en considérant que leur vie et leur monde sont gouvernés d’ailleurs et d’en-haut » (49). « Les évangélistes usent d’un symbole puissant lorsqu’ils associent à la mort de Jésus sur la croix le fait que “le voile du sanctuaire se déchira en deux de haut en bas ”. Puissant, parce que c’est le cœur même de la religion, le foyer sacré de son ordre hiérarchique qui est touché » (50).
Concile de Trente : « En confirmant, contre Luther, le caractère sacrificiel de la messe, la doctrine de la transsubstantiation eucharistique du pain et du vin en corps et sang du Christ et la nécessité qu’elle soit célébrée par un prêtre, etc., il consolide le système hiérarchique clérical et la séparation des clercs et des laïcs : impossible aux simples fidèles d’entrer en contact avec le divin sans passer par la médiation des prêtres-sacrificateurs » (58-59).
Chapitre 3. Émergence de la distinction des clercs et des laïcs
La distinction clercs-laïcs n’existe pas dans les premières communautés. (Pour ce qui suit, dK suit les travaux d’Alexandre Faivre.) Par contre les affirmations de Paul, « il n’y a plus homme et femme », il y a bien des distinctions entre homme et femme, même si l’attitude de Jésus vis-à-vis des femmes tranche par rapport au temps et si des femmes jouent un rôle important, à commencer dans les récits de la résurrection.
La distinction clercs-laïcs semble apparaître pour la première fois dans la lettre de Clément aux Corinthiens (fin 1er s.), distinction mais pas subordination. Idem chez Justin et Irénée. La séparation en deux groupes bien distincts apparaît pour la première fois chez Tertullien, début du 3e s. Elle s’affirme progressivement et clairement à partir du culte : c’est le sacré qui marque dès lors la ligne de séparation.
Chapitre 4. Imbroglio terminologique
Une différence de nature ou d’essence s’impose entre clercs et laïcs. Si Vatican II revalorise le peuple de Dieu et les laïcs : LG 10 (cité p. 78) :
« Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, qui ont entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participe de l’unique sacerdoce du Christ. Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ; les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leu, concourent à l’offrande de l’eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements, la prière et l’action de grâces, le témoignage d’une vie sainte, leur renoncement et leur charité effective. »
I.B. : Remarques sur le vocabulaire : sacerdoce hiérarchique, pouvoir sacré, dans le rôle du Christ, sacrifice eucharistique ; dans l’ordre du sacré, les fidèles sont purement passifs.
Par ailleurs sacerdotal remplace presbytéral : le ‘sacerdos’ (ou hièreus) est le sacrificateur.
Chapitre 5. Le système clérical
« Le cœur de la vie des premières communautés – le simple “repas du Seigneur”, moment naturellement domestique de la fraction du pain à faire “en mémoire de lui” – s’est ainsi trouvé progressivement revêtu, au point d’en devenir méconnaissable, des formes religieuses traditionnelles et absorbé par elles : la table s’est métamorphosée en autel, le pain partagé est devenu le symbole de la victime sacrifiée, le prêtre a remplacé l’ancien et, les “laïcs” devenant interdits de chœur, l’espace cultuel a fracturé celui de la convivialité domestique » (89).
« Le culte eucharistique, tel qu’il se met en place au tournant des IIe et IIIe siècles – non plus seulement dans l’espace domestique mais dans un lieu public affecté spécifiquement au culte, non plus seulement présidé par le presbytre ou le maître de maison, mais par l’évêque ou le prêtre délégué à cet effet, non plus à la table commune mais à l’autel –, apparaît comme l’événement intégrateur du système et comme sa clé de voûte : ce qui permet à la réunion de l’ensemble des autres éléments de faire système. Bien qu’évidemment doté dès les premiers temps d’un fort caractère religieux, au sens commun du terme, le “repas du Seigneur”, ce que le Nouveau Testament appelle “la fraction du pain”, n’est pas, à proprement parler, de l’ordre du culte, c’est-à-dire de la collection des gestes liturgiques institués par les religions du moment, juives et païennes, pour mettre en relation, par l’intermédiaire d’un clergé spécialisé et dans un lieu spécialement affecté au culte, la vie ordinaire ou profane avec le divin sacré sans le secours duquel celle-ci serait fatalement compromise.. […] La dimension religieuse du geste eucharistique ne tient pas à un quelconque caractère sacré » (96-97).
IB : par rapport au repas juif comportant la bénédiction du pain et à la fraction chrétienne du pain, cela a-t-il sens d’opposer non seulement sacré et profane, mais religieux et profane : peut-on dire qu’il s’agissait d’un « rituel séculier d’un repas » (97) ? Ce repas (mais pas tout repas) avait une signification spécifiquement religieuse : pour les juifs il s’agissait spécifiquement du repas du sabbat, pour les chrétiens du repas du jour du Seigneur.
« Force nous est de constater combien l’Église s’est employée, dès le IIIe siècle, à resacraliser la vie chrétienne et, au moins chez les catholiques et les orthodoxes, à considérer aujourd’hui encore que là sont la vérité et la fidélité dues à Jésus » (99).
Chapitre 10. Réforme
Luther met radicalement en cause le système clérical et sacrificiel : tout doit se fonder sur le baptême commun : mise en cause de la distinction entre clercs et laïcs, d’un magistère maître de l’interprétation de l’Écriture, de l’autorité du pape sur le concile.
Chapitre 11. Contre-Réforme
À partir du 4e s., l’Église ne se contente pas « de calquer ses institutions sur le modèle vétéro-testamentaire du sacerdoce lévitique, elle a aussi revêtu les ornements païens de la religion et de l’empire des Césars » (177).
La réforme grégorienne (11e-13e s.) confère « à l’idéal de la vie monastique un statut de quasi-paradigme pour toute vie chrétienne » (184), ce qui entraîne une « dépréciation profonde et durable de l’état laïc » (185).
Au 16e s., le concile de Trente définit le visage de l’Église qui s’est imposé jusqu’à Vatican II.
« Comme dans toutes les religions traditionnelles, le prêtre est, pour le concile de Trente, le spécialiste du sacré (grec hièreus, lat. sacerdos), celui qui a le pouvoir spécial d’entrer en relation avec le divin et d’obtenir de lui, moyennant précisément le sacrifice, qu’il dispense aux laïcs et fidèles les biens du salut. Pour l’Église tridentine, parce qu’il est l’homme du sacré, le prêtre est l’homme de l’eucharistie. Et il est l’homme de l’eucharistie parce que l’eucharistie est un sacrifice. Ou, plus exactement, l’eucharistie est un sacrifice parce qu’à chaque messe elle consiste pour le prêtre à reproduire le sacrifice que le Christ a offert à Dieu sur la croix en s’offrant lui-même en rémission des péchés. Les pasteurs, dit le Catéchisme du concile :
« enseigneront avant tout que Notre-Seigneur Jésus Christ a institué l’Eucharistie pour deux raisons : la première, afin qu’elle servît à notre âme de nourriture spirituelle pour soutenir et conserver en elle la vie de la grâce ; la seconde, afin que l’Église possédât un Sacrifice perpétuel, capable d’expier nos péchés, et au moyen duquel notre Père céleste, trop souvent offensé d’une manière grave par nos iniquité, pût être ramené de la colère à la miséricorde et des justes rigueurs du châtiment à la clémence. »
Il s’agit donc bien, chaque dimanche, d’assurer ce qu’assurent les sacrifices : amadouer le divin tutélaire dans la mesure où, selon les dispositions de celles et ceux qui sont dans sa dépendance, il peut engendrer à leur égard le meilleur comme le pire, déchaîner sa colère et ses “justes rigueurs” ou bien dispenser sa miséricorde et sa clémence. Seul le prêtre, habilité lui-même par le sacré à remplir le rôle de médiateur entre les fidèles et le divin, peut, en accomplissant minutieusement les rites prescrits, aiguiller en quelque sorte la puissance souveraine pour qu’elle emprunte, au profit des humains, la voie du bien plutôt que la voie du mal » (189-190).
Pour ce faire, le prêtre doit être dans les conditions requises, en particulier la pureté, donc le célibat… L’ordination sacerdotale est une consécration qui effectue un changement ontologique.
« L’identité du prêtre est ainsi définie par une double différence de nature : différence entre l’être qu’il était auparavant et celui qu’il est maintenant, ce qui autorise à parler de l’ordination sacerdotale en termes de transsubstantiation ; différence entre la commune humanité de tous et sa “surnaturalité” puisque, quoi qu’en disent tous les discours vantant complaisamment le ministère et le service censés caractériser par le sacerdoce, l’ordination le dote d’une supériorité sacrée et hiérarchique inaccessible au commun des mortels » (191).
IB : Il peut paraître étonnant d’établir ce parallèle à la transsubstantiation : Jean- Paul II le fait explicitement : « De même qu’à la Messe, l’Esprit opère la transsubstantiation du pain et du vin en Corps et Sang du Christ, il opère la consécration sacerdotale ou épiscopale » (Ma vocation, don et mystère, p. 57, cité p. 194).
Cette conception du sacerdoce est bien celle défendue par Benoît XVI et le cardinal Sarah dans Des profondeurs de notre cœur (Fayard 2020).
« La mutation spectaculaire, à partir des années 1980, de la tenue vestimentaire (port “décomplexé” du col romain et, de plus en plus souvent, de la soutane), le respect affiché et tatillon de la “normativité canonique” dans les manières de célébrer, d’exclure les filles et les femmes du chœur, tout cela participe de “pratiques distinctives” visant à s’installer défensivement dans une forme d’identité présentée comme “radicale” » (196).
Troisième partie. sortir du système clérical : une tâche impossible ?
Chapitre 12. Vatican II : l’impasse ?
« Vatican II. Comment se fait-il qu’en dépit de tous les espoirs mis en lui, ce concile en soit finalement resté au milieu du gué, sans parvenir à modifier substantiellement un système dont l’actuel pape affirme pourtant qu’il est “à la racine du mal” » ? (201).
Vatican II privilégie presbyter plutôt que sacerdos : choix fondamental : la dimension sacerdotale (eucharistie et sacrements) n’est qu’une dimension du ministère presbytéral. Mais il utilise aussi ministère sacerdotal : ministère c’est-à-dire service. Mais en même temps, le concile affirme :
« Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, qui ont entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ. Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré… » (Lumen Gentium, 10).
Différence essentielle, sacerdoce hiérarchique, pouvoir sacré : la théologie de Trente, pourtant mise en cause dans LG par la thématique du peuple de Dieu. Texte évident de compromis imposé par la minorité. Ce passage (et quelques autres) fondent l’interprétation selon l’herméneutique de continuité imposée par Benoît XVI, et par là « la recléricalisation galopante à laquelle nous assistons depuis les années 1980, avec très souvent le soutien et les encouragements des plus hauts responsable de l’Église (206-207).
« La personne du prêtre est devenue la condition de la présence du Christ dans les sacrements. Il est “un autre Christ”. Et, par suite, on peut dire que sa fonction essentielle est d’être “au service du culte et de l’autel” » (207).
Les années qui suivent Vatican II ont été marquées par la crise du clergé. Plutôt que de s’interroger à partir de là sur les ministères, on a préféré « colmater la brèche ». La question peut-elle être rouverte aujourd’hui ?
« C’est l’imaginaire catholique qu’il faut remettre en mouvement, cette imagination qui n’a en tête que le modèle tridentin du prêtre et de la paroisse : “un curé, un peuple, un territoire, un clocher”. Autrement dit la “civilisation paroissiale” et l’“enseignement” du concile de Trente » (211).
IB : il faudra voir jusqu’où ira le processus synodal en Allemagne sur ces questions.
Conclusion
Je retiens deux choses positives de la conclusion.
Il s’agit pour nous et pour l’Église de « pratiquer » Jésus (pp. 276 ss.). Jésus a constitué autour de lui un cercle de collaborateur proches, les Douze, et un cercle plus large de disciples. Mais la bonne nouvelle était celle du Royaume : son but d’était pas que tous deviennent disciples, mais qu’à tous soient ouverts des chemins de vie. Le but premier de l’Église n’est pas de faire revenir les gens à une pratique rituelle régulière, mais d’être bonne nouvelle pour tous.
Quant au repas du Seigneur, il demande lui-même à être ouvert à tous : il ne peut être question d’une douane imposée comme le dit François.
« Il faut donc contester […] le monopole que s’est arrogé le sacerdoce ministériel dans la célébration de l’eucharistie et parler du partage de la parole et du pain non seulement en termes de droit, mais aussi en termes de devoir (281).
IB : oui, mais l’eucharistie se célèbre dans l’Église qui est institution, et on ne peut éliminer la question du ministère et des ministères, quelles que soient les transgressions plus ou moins légitimes. Conclusion personnelle : analyse intéressante, déconstruction nécessaire : le cléricalisme n’est pas une simple déviance, mais un système ; (mais) pauvreté des perspectives concrètes pour sortir du cléricalisme. (NDR: c’est ce qui m’a poussé à écrire quelques suggestions personnelles dans un précédent article de ce site)
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