« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )
04, Nov 2022 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Droits humains,guerre ou paix,International No Comments
Ce mercredi 2 novembre, à 20h25, la Une diffusait un documentaire coup-de-poing sur plus de deux décennies de crimes restés impunis en République démocratique du Congo, « L’Empire du Silence ».
Un documentaire signé Thierry Michel, qui rassemble les pièces d’un puzzle complexe où se mêlent des guerres successives impliquant des centaines de groupes armés, certains congolais d’autres provenant de nations étrangères, coupables de crimes de masse dont les premières victimes sont les femmes. Au Congo, le viol est devenu une arme de guerre dont on compte les victimes sur plusieurs générations maintenant. Et cela continue aujourd’hui encore, dans certaines régions à l’est du pays, au Nord-Kivu, au Sud-Kivu et en Ituri, principalement.
Le cœur des enjeux, que l’on fait parfois passer pour des conflits interethniques locaux, est en réalité beaucoup plus proche de nous. Le territoire de la République démocratique du Congo regorge de minerais, notamment ceux indispensables à la transition énergétique : coltan, cobalt, lithium, tantale… Ils se retrouvent également dans nos équipements électroniques, smartphones, ordinateurs portables, etc.
Objets de toutes les convoitises, ces ressources alimentent des circuits mafieux aux ramifications internationales qui travaillent main dans la main avec des groupes armés congolais, rwandais et ougandais. Cette exploitation s’exerce au détriment d’une population civile massacrée, exploitée ou forcée à l’exil.
Le scénario se répète depuis 25 ans sous le regard impassible de la communauté internationale et de l’ONU qui déploie pourtant au Congo un de ses contingents les plus importants, la Monusco. Et comme les criminels ne sont que très rarement inquiétés par la justice, le sentiment d’impunité y règne en maître. Pire encore, certains criminels de guerre, amnistiés, sont parfois enrôlés dans l’armée congolaise en échange du silence des armes de leurs milices. Un cercle vicieux dont la République démocratique du Congo semble incapable de sortir seule aujourd’hui.
(…)
Le Docteur Denis Mukwege dénonce depuis des années l’usage des violences sexuelles en tant qu’arme de guerre au Congo. Son travail auprès de victimes de ces crimes, à l’Hôpital de Panzi à Bukavu, lui a valu le Prix Nobel de la paix en 2018, et aujourd’hui encore, il lutte de pied ferme pour que ces violences cessent. Benoît Feyt, journaliste RTBF spécialiste de la RDC, également présent sur le plateau, a eu l’occasion de l’interviewer lors de son passage à Charleroi. Une interview exclusive dont des extraits ont été diffusés dans l’émission spéciale.
Le docteur Denis Mukwege a aidé d’innombrables femmes victimes de violences sexuelles. Ce qui lui a valu ce surnom : « L’homme qui répare les femmes », qui est aussi le titre d’un film et d’un livre. © RTBF
Des responsables de crimes contre l’humanité sont en liberté depuis plus de 25 ans.
Dans cet entretien, le Dr Mukwege détaille la spirale de l’horreur qui étouffe la population congolaise depuis 25 ans. Il dénonce aussi le silence de la communauté internationale. « La guerre en République démocratique du Congo dure maintenant depuis plus de deux décennies, rappelle-t-il. Ce conflit est une succession d’agressions à répétition. Malheureusement, les responsables de ces agressions, qui ont commis des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre, voire des crimes qui peuvent être qualifiés de génocide sont en liberté depuis plus de 25 ans. »
Ils savent violer, ils savent tuer, ils savent détruire. C’est ce qu’on leur a appris.
À l’hôpital de Panzi à Bukavu, où il travaille auprès des femmes et des enfants victimes de viols, le chirurgien est le témoin de la longue descente aux enfers du pays. Plusieurs guerres sont passées sous ses yeux et d’innombrables victimes entre ses mains, depuis un quart de siècle. Le drame veut qu’il soit désormais amené à traiter les filles des patientes qu’il opérait hier. Un cycle de la violence qui semble interminable malgré plusieurs accords de paix signés entre le gouvernement congolais et certains groupes rebelles pour faire taire les armes.
« On a entendu des tas d’expressions, mixage, brassage, etc. A chaque fois, on a vu des seigneurs de guerre arriver avec des troupes composées d’anciens enfants soldats qui ont été formés à tuer, à violer. Ils n’ont jamais suivi une école ou une formation militaire. Ils savent violer, ils savent tuer, ils savent détruire. C’est ce qu’on leur a appris. Ce n’est pas en les intégrant dans l’armée ou en changeant leur uniforme qu’ils deviennent forcément des soldats. Ils restent criminels. Après 25 ans de toute cette gymnastique, l’armée congolaise n’est toujours pas capable de défendre son intégrité territoriale ou de défendre les biens et les personnes en République démocratique du Congo. Donc c’est un constat d’échec. »
Selon le Dr Mukwege, l’intégration des groupes rebelles dans l’armée et la promotion de certains de leurs commandants à des hautes fonctions publiques ou militaires a développé une culture de l’impunité en RDC. Car, en fin de compte, les coupables d’exactions ne rendent presque jamais de comptes à la Justice.
« Qu’il y ait des poursuites contre les criminels, tonne le prix Nobel. Les gens ne peuvent pas commettre des crimes et considérer qu’après ils vont bénéficier de l’amnistie. Dans ce contexte-là, ils vont continuer à commettre des crimes. Il faut absolument faire des poursuites pénales contre ces gens mais ce n’est pas tout. Les victimes ont aussi droit à des réparations qui sont à la hauteur de la souffrance que cette population a connue. Nous avons aujourd’hui des enfants qui naissent issus du viol. Lorsqu’ils arrivent à l’âge de huit ans, beaucoup commencent à s’interroger par rapport à leur filiation, par rapport à leur identité. Je crois qu’ils ont besoin de connaître la vérité. »
Ce que nous attendons des instances internationales, c’est de tenir compte de la souffrance du peuple congolais.
Pour le Docteur Mukwege, cette vérité doit être énoncée par un tribunal international. Depuis son discours à Oslo, lors de cérémonie de remise du Prix Nobel de la paix en 2018, il ne cesse d’ailleurs de plaider pour une intervention de la communauté internationale aux côtés de la justice congolaise… sans succès, jusqu’ici.
« La crise en République démocratique du Congo a été internationalisée et c’est pratiquement impossible de penser qu’un tribunal congolais puisse résoudre la question, explique-t-il. Il y a eu neuf pays qui ont participé à cette guerre mondiale africaine depuis 1998. Ce que nous attendons des instances internationales, c’est de tenir compte de la souffrance du peuple congolais, tenir compte de toutes ces victimes qui ne comprennent pas pourquoi elles ont été entraînées dans ces drames. »
C’est parce que nous avons besoin des minerais rares pour nos téléphones, pour nos laptops, qu’on impose à la population congolaise toute cette souffrance.
Tout au long de l’entretien qu’il nous a accordé, le Denis Mukwege, a martelé cette vérité dont les médias occidentaux se font trop peu souvent l’écho. La guerre qui sévit au Congo n’est pas une affaire de rivalité ethnique ou territoriale avec les pays voisins, c’est une guerre de prédation qui implique une responsabilité de la communauté internationale.
« A l’hôpital, je soigne des patientes qui viennent de toutes les tribus, de toutes les origines. Pour elles, ce n’est pas un problème de vivre avec les autres ! Ces femmes ne comprennent pas pourquoi ce drame leur est arrivé. Et on n’a pas le courage de leur expliquer que c’est parce que nous avons besoin des minerais rares pour nos téléphones, pour nos laptops, qu’on impose à la population congolaise toute cette souffrance. Ayons le courage de le dire, puisque c’est ça la vérité. C’est une guerre économique qu’on essaie de maquiller, de transformer en guerre interethnique. Mais ce n’est pas la vérité. »
Je pense qu’on ne peut pas continuer avec cet humanisme à géométrie variable.
Pourtant, la vérité est connue. Cela fait des décennies que le Congo est la convoitise des pays voisins. L’Ouganda et le Rwanda ont longuement occupé le territoire congolais et Kigali continue d’y entretenir des groupes rebelles, dont le M23 qui mène actuellement une offensive contre l’armée congolaise près de Goma. Face à cette guerre d’agression, le Docteur Mukwege s’étonne du silence de la communauté internationale, pourtant si prompte à réagir quand il s’agit de défendre l’Ukraine.
« Je pense qu’on ne peut pas continuer avec cet humanisme à géométrie variable. Il y a une situation grave en Ukraine, qui est considérée comme grave en Europe, et qui entraîne des réactions et des sanctions. Je suis tout à fait d’accord. C’est ce qu’il faut faire lorsqu’il y a une agression. Mais il faut que ça soit juste, et que ça puisse se passer partout quand ça arrive, quel que soit le point de la planète où ça arrive, que le monde ait la même réaction.«
Le médecin connaît l’importance stratégique de son pays dans l’économie mondiale. Et elle ne date pas d’hier. Depuis les débuts de l’exploitation coloniale sous Léopold II jusqu’à la mondialisation débridée de ce début de 21e siècle, le Congo n’a cessé d’attirer les prédateurs.
« On ne vient pas les mains vides. Au contraire, le Congo a une grande importance pour le monde. Il n’y a pas de transition énergétique sans cobalt ni lithium, il n’y a pas nouvelles technologies sans tantale. Et où est-ce qu’on trouve ces minerais ? 60 à 80% de ceux-ci se trouvent en République démocratique du Congo ! Et donc je dis, nous faisons partie de la communauté internationale, du concert des nations, et nous devons être respectés comme tels. Le grand danger, c’est cette exclusion, c’est cette discrimination qui me paraît non justifiée. » Une exclusion qui alimente aujourd’hui la colère des jeunes générations qui ne comprennent pas le silence de l’Occident face à leurs souffrances. « Ce silence pousse les plus jeunes à se tourner vers d’autres nations qui ne sont pourtant pas des solutions », ajoute le Docteur… en suggérant que c’est ce double standard appliqué par la communauté internationale vis-à-vis des souffrances des congolais et des Ukrainiens, par exemple, qui pousse une certaine jeunesse africaine à tendre les bras à la Russie.
On peut partager les richesses sans transformer les corps des femmes en champ de bataille.
Le Docteur Mukwege, qu’une partie de la société civile congolaise appelle aujourd’hui à se présenter aux élections présidentielles de 2023, garde pourtant espoir. Les souffrances du Congo ne sont pas une fatalité, assure-t-il, mais le pays ne pourra se relever sans aide extérieure, sans une condamnation ferme de l’agression des pays voisins, ni une traque des criminels de guerre qui pillent le pays en le mettant à feu et à sang depuis 25 ans.
« Moi, je crois en l’homme, je crois en la bonté de l’homme, nous glisse-t-il en conclusion. Mais quand je vois ce qui se passe au Congo ça me fait très mal. Pourtant, je suis convaincu qu’il y a des solutions. On peut partager les richesses. On peut faire des bénéfices sans verser du sang, sans faire souffrir les enfants, sans transformer les corps des femmes en champ de bataille. C’est parfois incompréhensible que choix soit fait d’imposer la souffrance aux autres alors qu’on peut choisir de faire aussi le bien. Pourquoi on ne choisit pas de faire le bien ? C’est une grande interrogation pour moi.«
Une interrogation que le Docteur Mukwege lance à qui voudra bien y répondre à Kinshasa, Kigali, Kampala, Bruxelles, Paris, Londres, Washington et New-York, où se trouvent des solutions qui peuvent mettre un terme aux souffrances de la population congolaise.
« L’Empire du Silence » suivi du débat « 25 ans de crimes et d’impunité au Congo »,
diffusés ce mercredi 2 novembre dès 20h25 sur la Une, à revoir ci-dessous :
©2024 Reli-infos