« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )
02, Déc 2022 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in guerre ou paix,International No Comments
» Ces réflexions ne portent pas seulement sur l’action belge, mais elles concernent l’ensemble des Etats européens dont l’action est totalement et uniquement happée par la logique guerrière.
Ce texte porte mes réflexions à la suite des propos du Premier ministre belge après sa visite en Ukraine les 26 et 27 novembre avec la ministre des Affaires étrangères Hadja Labib. Ils ont rencontré les autorités de ce pays, ont visité des villes bombardées et ont participé à un moment de commémoration des victimes de l’Holomodor, la famine organisée sous Staline en 1932-33 qui a fait mourir des millions de paysans ukrainiens. Par cette visite officielle, la Belgique a fait un geste de soutien majeur à ce pays « allié » en guerre que peu d’autres pays européens ont fait.
Pour éviter les malentendus d’éventuels lecteurs et lectrices pressés, je précise que ces remarques critiques n’ignorent pas la nécessité de poursuivre l’action militaire, mais élargissent le domaine de l’action politique et citoyenne. Voyons cela de près.
Le quotidien Le Soir du lundi 28 novembre cite de longs passages du communiqué du Premier ministre que je résume ainsi.
1) « Il s’agit d’une guerre de valeurs qui touche à la démocratie, aux droits et libertés individuelles ».
2) « Nous sommes obligés de constater aujourd’hui que la voie diplomatique ne fonctionne pas ». « Parler à Poutine, le confronter aux droits territoriaux de l’Ukraine et à l’agression commise, c’est parler à un mur ».
3) « Nous devons continuer à soutenir militairement l’Ukraine, sa population et ses forces armées, pour que la victoire soit possible et que la guerre cesse (…) les sanctions prises frappent au bon endroit -le portefeuille des soutiens de Poutine, mais elles ont leurs limites et nous devons, en tant qu’Européens, faire attention à ce qu’elles ne se retournent pas contre nos populations…. Plus le conflit avance, plus il apparaît que cette guerre se règlera sur le terrain et que la victoire de l’Ukraine devra être militaire »;
Cela me semble l’essentiel du propos du Premier ministre. Il me semble que ces propos nécessitent une critique et ont besoin d’être nuancés et surtout améliorés et complexifiés. Toute l’action européenne d’ailleurs a un besoin urgent de clarification et d’une nouvelle impulsion qui, me semble-t-il, n’est pas donné par les différentes instances des institutions européennes (Conseil, Parlement, Commission).
(…)
Le Premier ministre a raison en disant qu’au stade actuel de la confrontation armée, de l’état des rapports de force et des positions respectives des belligérants, et avant tout de la Russie poutinienne, une négociation est impossible. Mais il me semble important de ne pas confondre nécessairement l’action diplomatique avec une négociation.
Ce que je voudrais montrer dans le point suivant, c’est qu’en rester au seul axe de la poursuite de la guerre ce serait une erreur « belliciste » qui s’inscrit dans le cadre guerrier imposé par le régime poutinien. Je précise à nouveau que cela ne signifie pas de renoncer au stade actuel à l’action militaire, car le régime poutinien ne peut agir que dans cette logique. Mais cela signifie d’ouvrir « un autre domaine d’action» sans armes, ce qui ne signifie pas mou et passif.
Il est clair que le déclenchement de la guerre d’invasion par la Russie du régime poutinien, préparée par des conflits qui durent depuis une vingtaine d’années et d’une conflictualité de plus longue date, a imposé ce cadre guerrier du conflit. Pour cela, le soutien à l’Ukraine dans cette guerre est indispensable. (…)
Mais les sociétés démocratiques, et au sein de celles-ci leurs sociétés civiles, ont le devoir de chercher la voie de la paix.
Précisons deux aspects. Parler de la paix ne signifie pas chercher à tout prix un arrangement avec le régime despotique poutinien. Hélas, les compromissions, entre autres pour des raisons d’intérêt économique, sont bien trop fréquentes et habituelles. Le deuxième aspect est que parler de paix ne signifie pas professer une passivité ou angélisme naïf.
Depuis mars dernier, au tout début de cette guerre, je considère que les sociétés civiles, qui se sont mobilisées sur le plan humanitaire (et on peut espérer qu’elles continueront à leur faire), n’ont pas eu la capacité de se rendre actives envers la société civile russe, dans ses multiples composantes, pour lui expliquer les raisons de leur opposition fondamentale contre l’invasion enclenchée par le régime poutinien et plus largement concernant l’usage de l’action armée dans les relations internationales.
Les sociétés civiles et leurs organisations, les intellectuels se sont inscrits dans la pensée des dirigeants politiques européens en se limitant à accepter et adopter la seule logique de la guerre. Ou bien à lancer des appels génériques à la paix et bien sûr à tenir des discours évidents de compassion pour les populations éprouvées et pour les dizaines de milliers de combattants, jeunes et moins jeunes, parmi lesquels il faudrait penser aussi bien aux Ukrainiens qu’aux Russes plongés les uns comme les autres dans ce bain de souffrance et de mort.
De ce constat provient mon idée, probablement inspirée de la vision gandhienne de la non- violence active, qu’il faudrait agir pour que les sociétés civiles européennes se mobilisent pour déployer tous les moyens afin de rendre visible dans les espaces publics leur opposition à cette guerre du régime russe et, encore davantage, pour argumenter, faire pression sur la société russe.
Dans mon texte du 4 mars 2022, huit jours après le commencement de cette guerre, je faisais la suggestion suivante :
« Les sociétés civiles européennes devraient trouver sans tarder la manière d’envoyer à la société civile russe, dans sa langue, des argumentaires, des explications dans la plus grande objectivité possible, sans accusations contre la Russie en général, sans défense de l’Europe en général. Ceci avec tous les moyens que donnent les réseaux sociaux. Ceci pour informer, pour argumenter, pour essayer de convaincre, pour débattre et pour affirmer notre point de vue.
Pour interpeller aussi à « se réveiller », à sortir de la torpeur et, au-delà de tout autre justification pour poser la question en termes moraux, ce qui est éjecté par le régime poutinien. Car ce même régime mène des guerres d’un autre temps et qui ne sont même plus des guerres menées par des armées légitimes et suivant des lois de la guerre, mais utilise l’action de mercenaires et vise des destructions totales. De telle sorte que le « problème Poutine et son idéologie » ne sont plus uniquement des affaires internes russes, si ce régime de violence armée cynique et systémique reste au pouvoir, c’est un véritable poison et un virus qui gangrène les sociétés du monde. »
Et j’ajoutais ceci :
« Il est urgent qu’à côté des actions armées et humanitaires, les sociétés civiles européennes, chacune dans son domaine social propre, femmes et hommes, jeunes et vieux, se mobilisent dans des actions d’argumentation adressées directement à ces populations par tous les moyens possibles là où on est, là où l’on a un contact avec un pan ou l’autre de la société russe : des citoyens, des travailleurs et travailleuses, des syndicats, des industriels, des entreprises de services, des universitaires ou des académiciens, des intellectuels, des jeunes, des soldats et des gradés de l’armée, des diplomates qui défendent le régime poutinien, bien que cela devrait quand même leur poser des questions lorsqu’ils se regardent dans le miroir, des chefs religieux à commencer par ceux de l’Eglise orthodoxe chuchotée par le régime, etc.: que cette société civile russe ordinaire puisse recevoir le plus possible des messages.
Ces interpellations pourraient également s’adresser aux dizaines de milliers de citoyens et de citoyennes qui vivent dans des pays européens. Ils ont connu, en immigrant en Europe, d’autres modalités d’exercice du pouvoir. Elles pourraient exister également dans leur propre pays d’origine, et l’attachement à leur pays, à leur culture, à leur langue et civilisation ne justifie pas le soutien à un tel régime qui dégrade par son action de manière fondamentale l’image de ce même pays. Ou bien ces personnes vivraient-elles dans un pays européen, en méprisant la liberté et le style de vie comme l’affiche le maître du Kremlin ?
Les écoles fréquentées par les jeunes fils d’immigrés d’origine russe auront aussi un rôle à jouer d’information, d’analyse. Ou, encore mieux, d’organisation d’un échange, de débat (que je suppose bien difficile au stade actuel) entre jeunes Ukrainiens et Russes. C’est un travail énorme qui demandera beaucoup d’efforts aux enseignants et enseignants.»
Beaucoup d’autres actions seraient envisageables à partir de la logique de fond envisagée ici, à savoir que les sociétés européennes se mobilisent dans une action de changement de mentalités, de construction de relations entre sociétés civiles, qui au stade actuel ne peuvent pas encore aboutir à un dialogue, peut-être à un débat ou au moins à des échanges d’arguments et de points de vue.
En sachant aussi que cet exercice à large échelle pourra servir aussi pour l’avenir. Car si le Premier ministre affirme l’importance de promouvoir la victoire de l’Ukraine afin de promouvoir la paix, la question est de savoir comment, dans le concret, il pourra y avoir une paix. Car ces peuples et territoires, même au-delà de la furie poutinienne, ont des histoires et des mémoires complexes de leurs relations et ont connu des histoires réciproques violentes. Chaque partie a forgé un argumentaire, des preuves, des émotions pour justifier « ses bonnes raisons ».
Le chemin est encore long dans nos sociétés mondialisées, individualisées et postmodernes pour construire les nouvelles sociétés civiles. Autant s’y atteler dans ce moment tragique du continent européen.
Les propos du Premier ministre de Belgique et son constat d’absence d’alternative à la seule violence armée m’ont amené à regarder, à côté de l’action armée, de l’action diplomatique, et de l’action humanitaire, vers un large espace pour l’action de la société civile, adressée directement et de manière intense à divers milieux sociaux russes et sans ignorer une autocritique.
Je vois d’ici les objections sur l’impossible action de conviction, de débat. Certes, il faut semer largement et surtout avec intelligence et persévérance, acceptant les débats critiques réciproques, luttant contre les préjugés y compris ses propres préjugés.
La Belgique, la société civile, le dense monde associatif et l’Etat dans ses multiples composantes, seraient inspirés de se faire les promoteurs d’une vision dynamique du pacifisme actif capable de promouvoir de manière active la construction de la paix et des relations internationales et inter-civilisationnelles, dans ce temps complexe où le désir de « la puissance et la domination par la violence » semble parvenir à forger les bases des relations internationales et relations entre populations et civilisations du XXI° siècle.
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