« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )
04, Juin 2018 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in terrorisme islamisme, jihad, radicalisme 1 Comment
Larges extraits.
L’attentat commis le 29 mai dernier, symptôme d’une réalité dense de questions, pose le problème de son interprétation (…)
Cette question consiste à se demander s’il s’agit d’un acte isolé, ce qu’à la suite d’analyses américaines « légères », on appelle l’action d’un « loup solitaire ». Ce qui était une référence fréquente tant parmi les autorités que parmi les commentateurs ou journalistes est en général abandonnée. Fort heureusement. Car cette image issue du comportement animal est trompeuse et l’analyse produite est « légère ». En effet si ces actes sont commis par des individus qui agissent de manière isolée, les motivations ne sont pas détachées, de l’une ou l’autre manière, de justifications, d’une culture, d’un collectif. Ces actions sont individuelles, mais ne sont pas solitaires et ne sont pas isolées. En disant qu’il s’agit d’un « loup solitaire » on évite de s’interroger sur les causes sociales.
(…)
C’est une question largement débattue. La prison serait un lieu d’incubation des idées islamistes radicales et le tueur de Liège les aurait rencontrées. Comme l’avait dit avec son style provocateur Fouad Belkacem, le célèbre animateur principal de Sharia4 Belgium, lors d’une de ses apparitions à l’occasion de son procès, ce lieu est idéal pour la prédication islamiste-radicale.
Par ailleurs, dans le milieu clos de la prison joue certainement la logique de la violence des rapports interindividuels et celle de la domination d’un groupe lorsque celui-ci parvient à se constituer entre des détenus de semblable appartenance. C’est le cas des groupes issus de collectifs mafieux. Des témoignages rapportés par les médias font référence au poids important pris dans les islamistes au sein des prisons et à leur contrôle exercé sur les détenus et à la protection qu’ils leur assurent en cas d’allégeance ou de conversion à l’islam, lorsqu’ils ne sont pas musulmans.
La question du radicalisme en prison est donc bien pertinente. Il faudrait toutefois que l’enquête judiciaire clarifie s’il y a un lien entre des éventuels discours radicaux et l’acte perpétré par Benjamin Herman, s’il y a eu instigation au terrorisme ou si cet homme a largement débordé les éventuels propos de codeténus radicaux, ces derniers devenant des apprentis sorciers.
Dans les prisons agissent des acteurs institutionnels spécialisés, psychologues, criminologues, aumôniers. Apparemment, à entendre des témoignages, tous ces intervenants ne parviennent pas à réguler et encore moins à contrôler la diffusion de l’islamisme radical. Ils ne semblent même pas parvenir, aumôniers musulmans compris, à établir un minimum de communication sur leur propre terrain avec ces musulmans emprisonnés. (…) Et l’islamisme politique radical a occupé le terrain en en faisant un lieu de diffusion de ses idées. De leur côté les establishments musulmans somnolent, préoccupés avant tout par leur reproduction. L’aumônerie musulmane regarde ce qui se passe dans les prisons entre faiblesse de moyens et inertie.
Mais faut-il penser l’islamisme radical en prison uniquement comme une issue, résultante du manque de perspectives, d’activités et de travail. Certes, il peut y avoir l’effet de cela. Mais regarder les choses seulement sous cet angle, comme on l’a entendu dans la bouche d’un ministre ayant la charge de ces questions dans la Fédération Wallonie-Bruxelles, c’est plutôt simplificateur. Comme c’était simplificateur de dire que l’islamisation des jeunes était due avant tout au manque de travail sans prendre en compte les soubassements idéologiques et religieux qui nourrissent la haine et la rancune.
Par ailleurs, peut-on isoler les processus qui ont lieu dans les prisons de l’ensemble du contexte, et en l’occurrence du contexte musulman ? Ceci devrait être réfléchi. Car si certainement la prison est un vase clos, une chambre de résonance spécifique, elle n’est pas totalement cloisonnée par rapport au monde. Cette vision exclusive du cloisonnement me semble une erreur majeure et de courte vue sur l’approche du radicalisme islamiste en prison.
Cette radicalisation, est-elle seulement issue de la diffusion et de la manipulation de la part de gens radicalisées, qui profitent de la crise ou de la faiblesse psychologique de détenus, ou de leur inactivité, ou de leur besoin de justifier leur échec ? Ou bien elle est le signe d’un mal-être plus général ? (…) Ces actes sont-ils donc le symptôme d’un feu qui continue à couver sous les cendres ?
Les actes de Paris et de Liège, nous renvoient, chacun à sa manière, sous l’une ou l’autre forme, aux raisons du jihadisme terroriste. Se limiter à les considérer sous le seul angle criminel ne suffit pas pour le cerner. Comme il serait un peu court de se limiter à dire que c’est seulement un « effet de la prison ». Ce qui suppose de voir la profondeur des processus et de raisons qui alimentent depuis cinquante ans la phase contemporaine du jihadisme.
En parcourant une sociohistoire du jihadisme terroriste contemporain qui a commencé à émerger dans les années 1960-70 on voit se dessiner les faisceaux de causes et de raisons qui l’alimentent, chacune agissant selon sa propre logique[1].
(…) l’histoire a montré la capacité considérable d’invention et d’originalité du jihadisme. Et dans le monde, se sont constitués des interstices ou des territoires où le feu jihadiste-terroriste continue à flamber. La prison, comme nous l’avons dit, est un lieu d’incubation du radicalisme islamique. Il faudrait aller plus loin du constat : si on peut comprendre comment l’islamisation est fonctionnelle à donner du sens à une vie de prisonnier, il faut aussi comprendre en quoi l’est aussi le radicalisme terroriste. S’agit-il seulement d’une justification de la haine que l’on porte en soi contre la société ? S’agit-il d’une sublimation de cette haine dans une cause plus ample ?
Un troisième type de cause a fait couler beaucoup d’encre : les contextes sociaux et politiques. Certains sont des environnements factuels, proches : marginalité, déliaison sociale, chômage, discrimination, emprisonnement. Ces situations, comme telles, ne peuvent pas expliquer le passage à un acte terroriste, à donner la mort et à chercher la mort. Il faut une élaboration rationnelle pouvant rendre intolérable en sens absolu la situation et rendre plausibles ces actes. D’autres causes sont fondées sur des réalités proches de forte violence, comme ceux qui vivent une invasion. Telle celle Soviétique en Afghanistan en 1979 ou celle Anglo-américaine et alliée en Irak en 2003. Il y a également des causes plus distancées, où l’adhésion et la justification sont de l’ordre de l’imaginaire. Dans le bref dramatique dialogue que Mme Darifa, la remarquable dame musulmane prise en otage dans l’athénée Léonie de Waha parvient à établir avec lui, Benjamin Herman évoque la Palestine. Au-delà de la solidarité avec le peuple palestinien, il faut une narration idéologique pour que cette réalité devienne une motivation à commettre des meurtres et à se faire tuer. Certainement, parmi d’autres lieux, la prison peut devenir une caisse de résonance pour ces discours.
Mais, en amont, un quatrième faisceau de raisons est à rechercher dans les références idéelles et idéales qui fondent des objets de désir et alimentent des imaginaires, des valeurs, des utopies, des finalités. Ces causes sont souvent sous-estimées. Notre société qui raisonne avant tout en termes de bien-être matériel, tend à les ignorer. Désirs positifs de construction d’une société idéale (même si dans les faits elle ne l’est pas). Ou désirs négatifs de satisfaire sa haine, sa rancune, son ressentiment. C’est une force active qui pousse à agir, qui devient récit, qui se diffuse.
(…)
Les lignes précédentes ont voulu attirer l’attention sur le fait de savoir si un acte comme celui de Liège est à cerner uniquement à partir du profil psychologique de celui qui l’a commis ou de sa carrière délinquante individuelle ou même de son embrigadement dans une radicalisation dans le vase clos de la prison (comme on tend à le faire) ou si c’est à comprendre dans un processus plus vaste : celui du grand mouvement jihadiste-terroriste qui sévit depuis cinquante ans dans le monde musulman. Il est fort probable que chez Benjamin Herman se croisent des vecteurs multiples : mal-être personnel, addiction à la drogue, haine, rancune, mais également manipulation, instrumentalisation et aussi vision d’une légitimation idéologique.
Dit autrement : devant les accusations qui pourraient être portées à l’administration pénitentiaire et aux autorités politiques de ne pas avoir vu la radicalisation de Benjamin Herman et d’en avoir autorisé la sortie, le ministre de la Justice Koen Geens dans son interview au Soir du 2-3 juin, faisait état du respect de toutes les procédures. Le Ministre a certainement raison de dire qu’« après coup » la critique est facile. Mais il devrait aussi se demander si le cadrage actuel d’interprétation de la radicalisation terroriste, à partir duquel les procédures de contrôle sont mises à place, est suffisamment pertinent pour orienter l’action. L’interprétation globale de la réalité du radicalisme et de sa profondeur de sens n’est pas à comprendre uniquement sous l’angle psychologique et individuel, ni dans le seul angle interindividuel, mais à situer sous l’angle plus vaste, des idéologies, visions, désirs qui traversent le jihadisme terroriste et qui percolent aussi dans les prisons et…. plus largement au sein des populations et de la jeunesse.
Felice Dassetto, Sociologue – Anthropologue, Professeur émérite UCL, Membre de l’Académie Royale de Belgique, 3 juin 2018.
[1] Cfr F. Dassetto, Jihad u akbar. Essai de sociologie historique du jihadisme terroriste dans le sunnisme contemporain (1970-2018), Presses universitaires de Louvain, 2018, 279p., 22 €
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