« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Aux musulmans, de l’urgence du débat sur le salafisme

18, Août 2016 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Islam Belgique     , , , ,   No Comments

par Michael Privot | 3-12-15. Extraits.

A la suite des attentats de Paris de ce 13 novembre 2015, le salafisme est subitement devenu un sujet de préoccupation internationale. Serait-il responsable de la radicalisation des jeunes terroristes ? Faut-il l’interdire, expulser les imams radicaux, supposément salafistes ? Retour sur une problématique fondamentale que l’urgence médiatique n’a pas permis d’aborder de manière optimale, renforçant le sentiment de stigmatisation d’une partie des communautés musulmanes.

Comme cela a été montré par de nombreux chercheurs, ce que l’on nomme salafisme (al-minhâj al-salafî) est un nom générique pour désigner un ensemble d’écoles et de mouvements divers et variés qui ont en commun de prôner un retour marqué à l’islam des pieux ancêtres (salaf, à savoir la génération du Prophète Muhammad, de ses Compagnon-ne-s et les quelques générations qui suivirent). (…)

Un apolitisme foncier

Dans le cadre des débats actuels, on ne répétera jamais assez que la majeure partie du minhâj salafî est quiétiste. On trouve d’ailleurs très peu de jihadistes originaires de familles qui s’inscrivent dans le salafisme de manière structurée, proposant un cadre clair et sécurisant à leurs enfants.

En dehors des mouvements takfiristes et djihadistes, ce minhâj revendique effectivement un apolitisme foncier. Le croyant est censé se concentrer sur l’accomplissement du rite, articulé autour d’une orthopraxie rigoureuse, et focaliser le reste de son énergie sur le travail productif pour assurer son indépendance financière.

Il va de soi que cet apolitisme peut parfois être militant, comme on le voit régulièrement au travers de campagnes de sensibilisation (souvent anarchiques d’ailleurs) visant à inciter les musulmans à ne pas participer aux processus électoraux – comme candidats ou comme simples votants. En effet, selon eux, la démocratie serait une tentative de remplacer la gouvernance divine (hukm Allâh) par un système qui dériverait ses lois et régulations de la simple raison humaine et non plus de l’intelligence divine telle que révélée par le Coran et au travers de l’agir prophétique.

D’autres concepts théologiques avec des implications jurisprudentielles et éthiques se combinent pour pousser le pratiquant salafiste à adopter une position de retrait par rapport à la société dans son ensemble ou en certains de ses aspects, en particulier sous régime démocratique et libéral, avec l’idée de ne pas apporter son consentement à un système de gouvernance qu’il respecte, mais avec lequel il est en désaccord, dans sa philosophie même. Le fonctionnement de la démocratie étant considéré comme ne correspondant pas aux prescrits divins, cela implique, pour beaucoup, de s’en retirer, voire de pratiquer l’émigration (hijra) vers un pays qui appliquerait la gouvernance divine de manière substantielle.

Les conséquences d’une vision binaire du monde

L’intention première du salafisme est de retrouver une pratique ancrée dans la grâce virginale des premiers temps de l’islam au travers d’une lecture littéraliste du Coran et de la Sunna, devenue une sorte de code de pratiques à mettre en œuvre, quel que soit le contexte du croyant (dans le salafisme quotidien, les oulémas de référence étant plus nuancés en général).

Cependant, il n’en reste pas moins que sa doctrine a pour conséquence d’inscrire nombre de ses pratiquants, sans accès aux nuances ni à la diversité des idées qu’elle recouvre, dans une position de rupture, proposant une vision très binaire du monde, en particulier pour ceux qui vivent en Europe ou aux Etats-Unis. Citons quelques exemples :

• L’opposition théologique structurante entre croyants (musulmans) et mécréants voués à la Géhenne (le reste de l’humanité, y compris les Gens du Livre) ;

• La fragmentation de la oumma en différentes factions (72, d’après un hadith prophétique), tout en étant persuadés de faire automatiquement partie de la seule qui sera sauvée ;

• La certitude théologique d’avoir une compréhension directe du Vouloir divin au travers d’une lecture littérale du Coran, oblitérant toute possibilité de nuance et d’approche critique ;

• Une fixation sur l’orthopraxie comme voie unique d’accès au divin, à la spiritualité, ayant pour conséquence une attention particulière accordée à la visibilité de la pratique religieuse, au « paraître musulman », tant au travers du vestimentaire que de la pratique d’actes de dévotion. Il faut être vu comme pratiquant puisque c’est l’acte et non l’intention qui est fondateur de légitimité communautaire.

Très concrètement, il résulte de ces différents éléments, parmi d’autres, une approche extrêmement clivante de la vie communautaire (intra- et extra-), teintée d’une grande arrogance à l’égard de la diversité théologique et jurisprudentielle intracommunautaire. Convaincus d’être connectés à haut débit à la Vérité, une frange considérable des salafistes n’est incitée ni au débat ni à la discussion argumentée, puisqu’ils partent du postulat qu’ils ont forcément raison et que toute conversation n’a pour but que de pouvoir amener les autres à admettre cette évidence.

Le prétexte de l’évitement de la fitna, jusqu’à quand ?

On ne compte plus, en intracommunautaire, les débats, les conférences et les séminaires qui ont été fracassés par la présence d’individus se prétendant d’obédience salafiste dont l’activité principale consistait à « troller » toute discussion en interrompant systématiquement les orateurs-trices pour demander des preuves (dalîl) de ce qu’ils/elles pouvaient avancer, espérant les mettre a quia et démontrer l’évidente transcendance de leurs opinions. A tel point que certains organisateurs ont été obligés de sévèrement restreindre l’accès à leurs activités pour éviter les perturbations non constructives de ce type.

De cela, nous avons collectivement refusé de débattre sérieusement en intracommunautaire, pendant de trop nombreuses années, au nom de l’évitement de la fitna (épreuve, division), mais aussi parfois par facilité et par manque de questionnement, alors même que cela fait partie de notre tradition.

(…). Mis sous tension par un discours islamophobe presque permanent, il nous a été, de manière compréhensible, difficile de sortir des postures défensives pour aborder ces questions de manière spontanée.

Au lieu de cela, nous avons préféré railler – et souvent à raison – les indicateurs de radicalisation proposés par des officines étatiques en charge de la sécurité, tout en s’exonérant d’un exercice critique envers des attitudes qui, spontanément, nous paraissent problématiques. Encore une fois, à quelques exceptions près qui se font faites copieusement « sniper » en intracommunautaire, le débat fut mort-né.

 

Faut-il refuser d’entrer dans la conversation dans le contexte actuel sous prétexte que tout élément de réflexion servirait à alimenter une dérive islamophobe ? Je ne suis pas de cet avis, même si il est extrêmement difficile de calibrer une parole nuancée à cette heure. (…)

.
Chaque illusion entretenue coûte cher aux musulmans

 Aujourd’hui, le sunnisme « mainstream » ne peut plus faire l’économie d’une cure de réflexion sur l’impact de l’approche salafiste sur sa théologie et ses écoles jurisprudentielles. S’enfermer, une fois de plus, dans la rhétorique de défense développée par les disciples du salafisme, à savoir que les critiquer reviendrait à critiquer l’islam dans son ensemble, est un cul-de-sac intellectuel et une illusion qui va coûter très cher aux musulmans d’entretenir.

Un bilan honnête ne peut que conclure que l’imaginaire actuel des musulmans à propos de leur religion en est arrivé au stade de délabrement actuel en partie à cause de l’influence de la pensée salafiste. Celle-ci a largement contribué à rigidifier la compréhension et la pratique de la religion ; à en expurger toute dimension spirituelle à force de condamnations jusqu’à l’absurde du soufisme tout en faisant de l’orthopraxie apparente la seule voie d’accès au… (à quoi en fait ?) ; et à réduire la divergence d’opinions en matière de religion (ikhtilâf) à sa portion congrue (genre la longueur autorisée de la barbe : plus ou moins que la largeur de la paume ?).

Se prendre en main avant que ce ne soit trop tard

(…) Il faut donc non pas craindre le débat mais se le réapproprier, car à force de vouloir défendre l’indéfendable – fût-ce par un silence éloquent – on prend le risque de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Chacun d’entre nous inscrit son action publique en fonction d’un certain nombre d’hypothèses qui ne sont pas toujours explicitées. Voici quelques-unes qui structurent mon analyse : les attentats menés en Europe par Daesh ou des groupes similaires vont continuer dans les années qui viennent. L’exaspération publique face à l’islam, et corollairement l’islamophobie, vont continuer à augmenter. Les discours politiques d’appel à ne pas stigmatiser les musulmans vont devenir indéfendables si les musulmans ne prennent pas à bras-le-corps un examen critique de leur corpus doctrinaire en rapport à la violence, ainsi que de leur paradigme de lecture du Coran et de la Tradition.

Si rien ne bouge, les États européens, à l’image de l’Autriche ou de la Belgique, vont devenir de plus en plus interventionnistes dans la gestion du culte musulman dans un premier temps, pour ensuite s’attaquer à la doctrine elle-même. La séparation religion-État, dernier rempart à un tel interventionnisme, ne résistera plus longtemps à la pression du nombre grandissant de victimes. Une goutte d’islamophobie, un relent de paternalisme néocolonialiste et une bonne dose de « privilège blanc » achèveront de convaincre les gouvernements, à moyen terme, qu’ils doivent agir eux-mêmes pour fixer le dogme islamique – puisque « ces musulmans ne sont manifestement pas capables de le faire par eux-mêmes ».
Des circonstances exceptionnelles emporteront les dernières résistances des décideurs politiques, de gauche comme de droite, à se lancer dans une approche « néo-concordataire ». Le débat actuel porte cela en germe. Le syndrome du hérisson n’est désormais plus une option face aux défis du temps.

Texte complet sur  http://www.saphirnews.com/Aux-musulmans-de-l-urgence-du-debat-sur-le-salafisme_a21665.html

Pour aller plus loin : Les leaders religieux musulmans gagneraient à faire leur critique historique