« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Christian Bobin nous a quittés

01, Déc 2022 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités chrétiennes,Foi chrétienne,Spiritualité     No Comments

Les éditions Gallimard ont annoncé le décès de l’auteur du « Très-bas » le 23 novembre 2022, des suites d’une grave maladie. « La Vie » l’avait rencontré en septembre dernier.

C’est une voix unique et singulière, alliant la poésie à une spiritualité très libre, qui s’en est allée. La voix d’un contemplatif émerveillé par la nature, à la simplicité et à la candeur revendiquées, à la sobriété défendue bien avant l’heure…

Par Marie Chaudey , de l’hebdomadaire français La Vie

Publié le 21/10/2022, mis à jour le 29/11/2022.

Lors de notre dernière rencontre le 28 septembre dernier, on avait été surpris d’apprendre qu’il avait quitté sa paisible maison du « Champ Vieux » nichée au milieu des bois (« Le terrain alentour demande trop d’entretien », avait-il expliqué sobrement) pour aller vivre au cœur de sa bonne ville du Creusot, dans un appartement depuis lequel il confiait aimer avant tout regarder le ciel…

Christian Bobin n’avait rien laissé paraître de la maladie qui l’a emporté à 71 ans le 23 novembre2022, et qui va laisser ses milliers de lecteurs, fidèles, sous le choc. C’est une voix unique et singulière, alliant la poésie à une spiritualité très libre, qui s’en est allée. La voix d’un contemplatif émerveillé par la nature, à la simplicité et à la candeur revendiquées, à la sobriété défendue bien avant l’heure – son premier recueil, Lettre pourpre date de 1977 ; le Très-bas, le récit sur saint François d’Assise qui l’a rendu populaire, a été publié en 1993. Une voix aussi douce que mordante, celle d’un inclassable veilleur, d’un critique de notre modernité sans âme, d’un voyant toujours sur la brèche pour dénoncer le désastre né d’un matérialisme obtus – son dernier livre, le Muguet rouge, porte haut la rébellion face à l’effondrement annoncé.

Cette voix avait trouvé son style singulier, fait de courts paragraphes et d’aphorismes ciselés comme autant de haïkus. Elle va nous manquer, même si la force de sa poésie la laisse vivante dans ses recueils. Lui qui parlait de la mort en poète croyant – « Ce n’est pas pour devenir écrivain qu’on écrit. C’est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour ». Il affirmait également dans la Muraille de Chine : « La plus noble façon de disparaître est la lecture. C’est aussi l’acte d’amour parfait : une âme touche une âme, directement »… Revoici notre dernier entretien.

Votre recueil porte une férocité nouvelle, pourquoi ?

Parce que le temps presse. Les cavaliers de l’Apocalypse sont arrivés à notre seuil, ils attendent que l’on ouvre. Et même à travers le bois de la porte, ils nous regardent… Je souligne que, dans son sens originel, l’apocalypse n’est pas une fin du monde, mais d’abord un dévoilement. Et précisément, c’est celui-ci que nous refusons : nous ne voulons pas voir ce que nous avons fait à cette terre et ce que nous sommes devenus. La situation a été tenable un moment, mais désormais elle se retourne contre nous. Dans la Bible, les quatre cavaliers de l’Apocalypse du texte de Jean amènent la guerre, les épidémies, le désordre financier et le feu de la nature… N’avons-nous pas chacun de ces maux devant les yeux tous les jours ?

Nous en sommes arrivés à un abaissement spirituel, l’âme est devenue une espèce à protéger. Je me suis dit qu’il était peut-être temps, au moins une fois, au moins dans ce recueil, de voir au mieux, et d’aider le lecteur à voir lui aussi. Simplement voir. Loin de moi l’intention de faire un livre de morale – je n’aime pas ça de manière générale : le confort des sièges bien rembourrés pour le bien, et l’inconfort du petit tabouret boiteux pour le mal. Ce recueil n’est pas non plus un condensé d’opinions et de pensées. Je nourris juste l’ambition que le langage, en se densifiant jusqu’à son point de brûlure, ait une chance de réveiller quelque chose chez quelques-uns.

« La mort devenait de plus en plus miniaturisée, des paillettes électroniques dans ses cheveux de cendre » : vous y allez fort !

Je ne souhaite pas non plus que l’on sorte déprimé de cette lecture. Car la fin du monde, c’est à chaque seconde, depuis que nous sommes nés, depuis toujours pour toute l’humanité. Pour l’homme des cavernes, la fin du monde commence par un grognement qui sourd du noir de la grotte où il a cru trouver refuge. Aujourd’hui, pour nous, la fin du monde est en jeu dans le dialogue des êtres et dans le maintien de l’humain à l’intérieur de l’humain. Elle n’est pas tant dans les machines, même si celles-ci aident beaucoup à notre destruction, mais elle est d’abord dans le face-à-face – comme aurait pu le dire Jean Grosjean : est-ce que toi qui me parles tu es là ? Est-ce que moi qui te réponds je suis là ? Est-ce que, par la parole, nous allons enfin ouvrir une fenêtre dans ce monde qui nous étouffe ? (…)

N’y a-t-il pas deux visages différents de la mort, que vous opposez dans le Muguet rouge ?

En effet, il y a une mort dont on se remet paradoxalement assez bien, c’est celle qui arrive à chacun de nous par la loi de la nature. Une fleur éclôt sur terre, donne sa lumière, séduit quelques abeilles et, le soir venu, se replie sur elle-même, fane et meurt. Il en va de même pour nous : nous sommes voués à une mort qui n’est pas un abandon de souveraineté mais une métamorphose. C’est une chose qu’il serait folie de vouloir empêcher, comme les apprentis sorciers de la Silicon Valley en ont le sinistre projet. Car la mort est un sacre pour chacun, fut-il le plus pauvre ou le plus mal famé, on est confié à ce moment-là aux bras innombrables de l’invisible.

Mais il y a une deuxième sorte de mort, dont il est difficile de sortir une fois qu’on y est entré. Elle est à l’intérieur même de la vie courante et nous est donnée par les injonctions du monde et la nécessité non expliquée de penser et d’agir de plus en plus vite, d’aimer de moins en moins, de vouloir de plus en plus. Cette mort-là, absolument désolante, dont personne ne porte le deuil, j’ai souhaité la montrer au plus près dans le Muguet rouge. C’est une mort sournoise qui commence par vider les yeux, et ensuite le cœur. (…)

Je remarque que vous mettez un P majuscule ironique au mot progrès…

Le « Progrès » a pris la place de Dieu. Il y a cette croyance absurde et morbide qu’il suffit de continuer sur sa lancée pour s’en sortir : qu’en élargissant la tache, on va la faire disparaître ! Quand en aura-t-on fini avec cette foi stupide en un « Progrès » qui va résoudre les problèmes du « Progrès » ? Comment peut-on demander à ce qui nous tue de nous ressusciter ? Durant mon enfance, au long des années 1950-1960, l’épopée industrielle et technique commençait déjà à s’essouffler. J’ai senti le poids des choses en train de s’effondrer sur elles-mêmes. C’est en en prenant le contre-pied que j’ai voulu écrire. (…)

« L’absence, le vide, le manque, qu’avez-vous fait d’eux ? Ce sont notre seul bien », affirmez-vous…

Ces choses-là sont la source de la beauté. C’est de nos nuits de désespoir que va fleurir une glycine qui se penche par-dessus un mur. C’est de nos déchirures, de nos doutes et de nos manques que naissent des palais dans les cieux et toutes sortes de printemps imaginables. Si nous nous coupons de ces racines profondes, alors nous nous coupons des fleurs et des fruits qui viennent après et naissent d’elles. Il y a un lien entre la plénitude et le manque, entre le visible et l’invisible.

Je n’écris pas pour réparer, je n’ai pas cette prétention-là, mais pour faire se rejoindre ce qui a été disjoint par notre inattention, notre paresse, et par la violente modernité. J’écris pour qu’on puisse à nouveau ressentir le frôlement de l’invisible dans le visible, ici-bas. Je ne dis pas qu’il y a un autre monde, je n’en sais rien, bien que j’en aie souvent le soupçon. Mais je dis qu’à l’intérieur de notre monde terrestre,il y a des choses à la fois faibles et immortelles, très précieuses, qui nous mettent leur main sur l’épaule et nous demandent de faire attention à nous. J’écris en espérant faire entendre cette parole que nous massacrons avec nos bruits, notre avidité et notre insensibilité grandissante. (…)

À lire
Le Muguet rouge, de Christian Bobin, Gallimard, 12,50 €.
Les Différentes Régions du ciel. Œuvres choisies, de Christian Bobin (Christian Bobin ouvre la nouvelle collection des Voix contemporaines), Quarto Gallimard, 26 €.
La Vie aime passionnément.

Par Marie Chaudey (texte complet sur https://www.lavie.fr/ma-vie/culture/christian-bobin-ecrire-cest-travailler-du-cote-de-leternel-84753.php )

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