« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Comment les évangélistes ont conquis le Brésil

06, Nov 2018 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités chrétiennes     , ,   No Comments

Le succès retentissant des Eglises évangéliques au Brésil est pour beaucoup dans le succès du nouveau président Bolsonaro. La journaliste Lamia Oualalou a enquêté sur cette déferlante évangélique qui a supplanté le catholicisme, notamment auprès des plus pauvres. Cela donne évidemment à réfléchir. L’article fait aussi un rapprochement avec le fondamentalisme islamiste, notamment en Algérie. On pourrait le faire aussi avec l’élection de Donald Trump. Le phénomène s’observe d’ailleurs dans d’autres pays, africains et latino-américains.

Propos recueillis par Catherine Golliau

Publié le 11/04/2018 à 06:19 | Le Point.fr

Correspondante de plusieurs médias français au Brésil pendant près de dix ans, Lamia Oualalou a vu l’ascension des évangéliques dans ce pays. Dans son livre Jésus t’aime. La déferlante évangélique, elle analyse la manière dont fonctionnent et se développent ces églises, qui ont su se rendre indispensables aux exclus.

Le Point : Le Brésil est-il encore catholique ?

Lamia Oualalou : Il est toujours le plus grand pays catholique au monde, mais depuis les années 70, le catholicisme recule nettement devant la poussée évangéliste. À l’époque, 92 % des Brésiliens se disaient catholiques. En 2010, ils n’étaient plus que 64 %. D’après les démographes, les deux courants devraient s’équilibrer en 2030. On n’a jamais vu nulle part un basculement aussi rapide dans un pays aussi important.

Existe-t-il une spécificité de l’évangélisme brésilien ?

Dans un pays qui compte 210 millions d’habitants, c’est un mouvement de masse. Et c’est un mouvement autochtone. Il a beau avoir été importé des États-Unis dans les années 1910, il n’est pas une franchise de l’évangélisme américain, comme en Amérique centrale, mais un produit local.

Mais il relève toujours du pentecôtisme ?

Oui, c’est un courant du christianisme fondé sur l’importance de la réception de l’Esprit saint, d’où son nom, par référence à la Pentecôte où les apôtres ont reçu le don de parler en langues pour pouvoir évangéliser le monde. Pendant les cérémonies, les fidèles peuvent être pris de transes et se mettre à parler une langue inconnue, quant aux pasteurs, ils prétendent pouvoir guérir en imposant les mains. Ceci étant, chaque pasteur est libre d’inventer sa propre liturgie.

Vous écrivez que n’importe qui peut être pasteur…
Oui, au Brésil en tout cas, n’importe qui peut transformer un salon de thé en temple de la pivoine. Dans les faits, les pasteurs ne sont pas obligés de se former, mais suivent en général une formation de deux ou trois mois pour apprendre les rudiments de la Bible, connaître le vocabulaire et les bases de la liturgie. C’est tout. Le seul point commun des pasteurs évangéliques, en fait, c’est leur forte personnalité et leur bagout. Ce sont souvent des personnalités charismatiques, des meneurs d’hommes. À une autre époque, ces tribuns auraient pu être syndicalistes.

On n’a jamais vu nulle part un basculement aussi rapide dans un pays aussi important

Est-ce la religion des pauvres ?

Plutôt celle des exclus. À Rio, les gens qui habitent une favela de Copacabana sont pauvres, mais ils restent catholiques. Pourquoi ? Parce que l’Église catholique, l’emploi, les loisirs, l’aide de la société, tout est à deux pas. Il existe de vraies relations et un dialogue entre les classes aisées et les pauvres, même si c’est sur le modèle paternaliste. La situation est différente à la périphérie : l’emploi est quasiment inaccessible, sauf à passer 5 heures dans les transports. Celui qui travaille n’a plus de loisirs, plus le temps de s’occuper de ses enfants et de sa famille. Et surtout, la relation paternaliste n’existe plus. Le patron ne voit plus les enfants de la bonne. Il n’a plus de raison de leur faire de cadeaux, de payer un cartable… Souvent, l’Église catholique est absente, faute de prêtres et d’églises. Or les pasteurs évangéliques, eux, sont là, et proposent des services et une idéologie de la réussite qui est positive.

La théologie de la prospérité ?

Toutes les églises évangéliques ne sont pas sur ce créneau, qui est essentiellement celui des néopentecotistes, comme l’Église universelle du royaume de Dieu, mais il est vrai que ce sont ces églises-là qui ont le plus de succès. Le principe de cette théologie de la prospérité est que tout le monde a le droit à la réussite matérielle et au bonheur sur cette terre. Dieu te le doit. Mais si tu ne l’as pas, eh bien, c’est que tu n’as pas su t’y prendre avec lui, tu as mal exigé. Et si tu commences à douter, c’est que tu n’y crois pas, donc c’est normal que tu n’obtiennes rien. Pour réussir, tu dois prier… et donner.

Soit 10 % de ses revenus à l’Église ?

Exactement, c’est la somme traditionnellement exigée, chaque mois, mais pas seulement. Le fidèle doit aussi donner de son temps. Pour les très pauvres, cette exigence peut se révéler salvatrice. Au lieu de s’enivrer avec les copains, l’adepte boit moins, ne bat plus sa femme, travaille mieux et dépense moins d’argent. Résultat, il peut enfin espérer améliorer sa vie, même petitement. Enfin, il n’est plus seul : non seulement il a moins de risque de perdre sa femme et ses enfants, mais il est inséré dans une communauté d’entraide qui le soutient.

Ce sont des églises de service, d’où un certain « consumérisme » des fidèles, non ?

Ces églises permettent de trouver des emplois, des logements, elles prétendent même guérir le cancer par l’imposition des mains. Quand obtenir un rendez-vous à l’hôpital exige 8 mois d’attente, même si on ne croit pas au miracle, on va quand même essayer les dons du pasteur, face au désespoir, c’est la seule solution. Ceci étant, le pasteur est comme un marchand : il doit développer sa clientèle, lutter pour la conserver et éviter les dissidences. Il faut que l’offre soit à la hauteur, particulièrement au niveau musical. J’ai vu des femmes quitter une église parce qu’on leur reprochait leurs jupes trop courtes. Rien n’est stable. Les gens sont évangéliques, mais à la veille du carnaval, et sans état d’âme, ils se remettent à l’alcool et aux matches de foot, jusqu’au prochain coup dur où ils reviendront au temple.

Le pasteur est comme un marchand : il doit développer sa clientèle, lutter pour la conserver et éviter les dissidences. Il faut que l’offre soit à la hauteur

Le spectacle joue toujours un rôle important dans la liturgie ?

C’est l’une des caractéristiques des églises évangéliques en général. Elles ont été les premières à comprendre l’influence des médias. Longtemps, l’Église imposait la messe en latin, le prêtre tournant le dos aux fidèles, alors que les évangéliques ont investi dès les années 50 les radios brésiliennes. Et si les fidèles doivent donner 10 % de leur revenu, c’est aussi parce qu’il faut financer les shows télévisés. Aujourd’hui, tout est pensé pour la caméra : la liturgie, les chants, la transe. C’est joyeux, vivant, émotionnel.

C’est pourtant un univers très conservateur qui tranche avec la sensualité et l’épicurisme brésiliens ?

C’est vrai, et c’est paradoxal, mais ces églises ont su aussi adapter leur conservatisme à la culture locale. Prenez la mode. Jusqu’aux années 80, pour aller au temple, les femmes évangéliques devaient porter une jupe en jean très longue, des manches grises ou noires, très longues elles aussi. Mais avec de telles contraintes vestimentaires, il était difficile de faire de nouveaux adeptes dans un pays où l’on aime tant montrer son corps. Plusieurs entreprises ont décidé de proposer des modèles « évangéliques » plus actuels, et elles ont fait un tabac. Si la mode est aux jupes fendues jusqu’au slip, la femme évangélique portera la même jupe, mais avec un tissu derrière la fente. Le principe est d’être sexy, tout en respectant les critères de pudeur évangélique. Cela n’a rien d’original en soi, on observe aujourd’hui le même phénomène dans les pays du Golfe, avec évidemment une culture très différente.

Mais les églises évangéliques sont-elles plus conservatrices que l’Église catholique ?

Les catholiques brésiliens ne sont pas hostiles à la gauche, les évangéliques, si. Mais au niveau des mœurs, ils se rejoignent. Les unes et les autres sont contre l’avortement, l’éducation sexuelle à l’école, le mariage homosexuel, la GPA, etc.

Certaines accueillent pourtant les gays, ce que l’Église catholique refuse de faire….

Oui, elles se sont spécialisées sur cette « clientèle », mais n’en restent pas moins conservatrices pour le reste.

Qu’a fait l’Église catholique pour résister à de tels concurrents ?

Elle ne les a pas vraiment pris au sérieux au départ. Or elle souffre de sa mauvaise implantation à la périphérie des villes. (…) Peut-être que les fidèles iraient volontiers à la messe s’il ne fallait pas faire deux heures pour atteindre une église, qui en prime, est souvent fermée, faute de prêtres. Il y a des gens qui sont baptisés mais qui n’ont jamais vu un prêtre de leur vie. Résultat, au Brésil, plus personne ne se marie ou presque. On peut même dire que plus personne ne se soucie du péché. Les évangéliques là aussi ont bien joué : eux, le pécheur, ils ne le condamnent pas, ils le valorisent. On lui demande de témoigner de sa rédemption devant toute la communauté. Il devient une « vedette » ; on lui donne un statut. Une femme qui a eu deux enfants hors mariage n’est pas regardée comme Marie-Madeleine toute sa vie. Un délinquant peut réintégrer sa communauté, sans même à avoir à redonner l’argent volé. Ce n’est évidemment pas le cas dans l’Église catholique.

Les évangélistes ne condamnent pas le pécheur, ils le valorisent. On lui demande de témoigner de sa rédemption devant toute la communauté. Il devient une « vedette »

Comment réagit-elle aujourd’hui ?

Le pape François a compris la situation, il a recommandé d’aller sur le terrain. (dans la périphérie! ndr)  Mais les communautés de base qui existaient il y a trente ans ont été détruites par Jean-Paul II et Benoît XVI sous prétexte qu’elles étaient des propagandistes de la théorie de la libération, et du communisme. Maintenant, il faut tout reconstruire, et cela prend du temps. D’une certaine façon, il est déjà trop tard. Le temps de l’Église catholique hégémonique est révolu.

Si les évangélistes permettent aux exclus de s’intégrer, pourquoi leur développement serait-il inquiétant pour le Brésil  ?

Parce qu’ils sont plutôt proches de la droite dure et qu’ils véhiculent des valeurs qui sont tout sauf évangéliques. Leurs fidèles, pauvres, noirs ou métis, abandonnés par l’État et les élites devraient être la cible naturelle de la gauche, mais celle-ci ne sait plus comment communiquer avec ces populations. On retrouve une situation similaire au Maghreb. Les intellectuels méprisaient les islamistes, et quand ils sont devenus importants, le dialogue a été impossible, alors pour ne plus les voir, on a préféré la dictature. C’est la raison pour laquelle en Algérie, Bouteflika qui respire à peine va redevenir président pour un 5e mandat, car tout le monde a peur. Le Brésil, qui est plus laïc et moins soumis aux influences étrangères, n’est pas dans une situation aussi grave, mais elle n’en est pas moins inquiétante. On voit apparaître des comportements inconnus jusque-là. On se met ainsi à rejeter les religions afro-brésiliennes, pourtant au cœur de la culture locale ; on veut aussi interdire le darwinisme à l’école.

Mais il reste quand même plus de 50 % des Brésiliens qui ne sont pas évangéliques. Personne ne s’insurge ?

Les pasteurs évangéliques ont pris un tel poids qu’ils sont devenus incontournables dans le jeu politique. Ce sont eux les faiseurs de roi, parce que c’est eux qui font l’opinion. Donc quand ils disent qu’un homosexuel, c’est Satan, et qu’il faut lui jeter des pierres, on le fait, parce qu’on le croit. C’est pour cela que cette vague évangélique est dangereuse, parce qu’elle est aussi porteuse d’obscurantisme. Mais répondre par l’ignorance et le mépris, comme le font les élites politiques, notamment progressistes, n’est pas une solution.

Source

Lamia Oualalou, « Jésus t’aime. La déferlante évangélique ». Les éditions du Cerf, 286 pages, 20 euros.