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car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Dassetto F. : à propos d’une motion sur les signes convictionnels à Molenbeek

03, Oct 2020 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam,Islam Belgique,Islamisme     No Comments

Une motion ouvre la voie à l’autorisation du voile islamique dans toute l’administration.

Votée au conseil communal de Molenbeek, une motion ouvre la voie à la neutralité inclusive autorisant le port de signes convictionnels dans l’administration communale. « La commune de Molenbeek se profile plus que jamais comme le laboratoire socio-multiculturel qu’avait voulu en faire Philippe Moureaux, son ancien bourgmestre (PS) » commente Dounia News. (L’actuelle bourgmestre est d’ailleurs sa fille).

M. Felice Dassetto, qui suit comme sociologue l’évolution de la population musulmane en Belgique depuis 50 ans, en a fait une analyse approfondie sur son blog. (www.felicedassetto.eu). Cette motion du conseil communal est en effet loin d’être anodine dans ses conséquences concrètes et pourrait annoncer des motions du même genre dans les communes voisines.

Voici donc de larges extraits de cette analyse :

« (…)  C’est certain que cet engouement pour le foulard a des significations religieuses, mais pas seulement : c’est une réaffirmation d’une société patriarcale dans le monde contemporain, une sorte de défense des hommes face au pouvoir féminin croissant ; c’est aussi une tentative de régulation des rapports de genre dans la ville moderne et en dehors des cadres traditionnels d’exercice de cette régulation, en inventant un néo-patriarcalisme de source religieuse, vu que les structures du patriarcalisme ancien se fragilisent ; c’est également une crainte de la dissolution de la famille dans les nouveaux contextes urbains. C’est aussi une réaction contre un modèle familial issu de la modernité (qu’il soit celui importé par la colonisation ou par l’Occident en général ou par le monde communiste) tout comme c’est une affirmation fière d’une identité musulmane face à l‘Occident qui caractérise par ailleurs tout le mouvement civilisationnel (contre-civilisationnel) musulman depuis les années 1960-70.

 En somme, il s’agit d’un faisceau complexe de raisons, religieuses, anthropologiques, sociologiques, politico-civilisationnelles, dont la femme voilée a été l’emblème, le fer de lance et le paratonnerre[2].

 (…)

 Parenthèse : des déplacements des argumentaires

 J’ai évoqué plus haut que des mouvements religieux ont avancé l’argument doctrinal pour justifier l’obligation faite aux femmes de porter le voile islamique. (d’autres arguments se sont ajoutés…) :  l’opportunité du port du foulard et d’un habillement « protecteur » de la femme, pour prévenir les appétits sexuels masculins. Dans une société patriarcale et machiste où l’homme doit s’affirmer comme « conquérant » des femmes, ces précautions sont considérées comme indispensables. L’argument relatif au port du foulard est donc ici avant tout social. 

(…) L’idée de « l’obligation divine » du foulard continuera à prendre de l’ampleur accompagnant l’émergence de la deuxième génération et servant ainsi à réguler la sortie des filles dans l’espace de la cité et des quartiers de la part de la société masculine des pères, des frères et des cousins (Dassetto, La construction,..1996).

(…) On peut faire une analyse des diverses positions et argumentaires exégétiques et théologiques. L’argument de l’obligation religieuse du port du voile issue du Coran commencera à être mis en question par de rares penseurs musulmans. La perception d’une relative « fragilité coranique » de cette obligation va amener alors un glissement dans les argumentations qui revendiquent l’obligation et le droit de porter le foulard islamique par les femmes. 

Une première argumentation relève des droits humains : non seulement comme droit à l’expression religieuse dans le cadre du culte et de la société, mais dans la totalité de toutes les formes de la vie collective. 

Un autre argument relève de l’affirmation d’une identité sociale, voire politique. Cette affirmation prend une forme oppositionnelle, face au contexte social opposé au port du foulard. Dans une logique que l’on va qualifier d’intersectionnalité va s’y ajouter une dimension anticoloniale, antiraciste et féministe. 

Un troisième registre d’argumentation, avancé depuis les années 2000, fait référence à l’identité subjective, mais surtout au vécu et au ressenti des femmes et en particulier des jeunes femmes musulmanes. Il s’agit de catégories, fort mises en avant dans la société contemporaine, jointes également à l’idée de souffrance engendrée par le manque de reconnaissance, la catégorie des attentes de reconnaissance étant également fort avancée[5].

 Dans une veine proche, issue d’une vision de type post-moderne, apparaît aussi l’argument du respect de l’identité culturelle, le mot « culture », comme expression de soi étant devenue une expression passepartout ouvrant à toute pratique possible[6].

 Et enfin, un registre qui a pris de l’importance est celui de la discrimination, objectivable en regardant le marché de l’emploi où l’on voit des femmes au foulard sous-représentées et non présentes dans les emplois publics, notamment ceux en contact avec les populations. Ce constat double l’affirmation de la discrimination à l’embauche de jeunes issus des immigrations sud-méditerranéennes[7].

 Tous les arguments évoqués plus haut, avancés par les personnes qui défendent le droit du port du foulard dans la fonction publique, se sont juxtaposés et cumulés selon des vagues successives au fil des années, des mouvements se sont créés ainsi que des réseaux[8].

(…)

 Conclusions

 L’évènement très localement situé dans un territoire communal emblématique est révélateur du devenir de la ville nouvellement plurielle. Cet épisode d’une revendication religieuse-sociale liée à l’image et à la pratique de femmes s’affirme au moment où un certain nombre de femmes qui avaient adopté le port du voile islamique commencent un processus de « dévoilement » tant en raison d’une nouvelle compréhension de leur foi qu’en raison de leur analyse au sujet des logiques sociologiques inhérentes à cette obligation et en raison d’une compréhension du fonctionnement global de la société et de ses exigences. Ceci dit, je vaudrais pour conclure poser quelques questions.

(…)

A propos du contenu de la motion

On aura certainement perçu que l’hypothèse d’une généralisation du port de signes convictionnels en général dans le monde du travail et plus spécifiquement dans la fonction publique ne me convainc pas pour les raisons suivantes. Ce disant, je précise que je n’ai aucune hostilité contre des adhésions religieuses que je considère comme largement respectables. Mes objections vont à l’égard de la formulation de cette motion et plus en général sur les principes. 

Premièrement : la motion est formulée dans une perspective de généralisation pour ne pas montrer qu’elle concerne avant tout, si pas exclusivement, les demandes de femmes musulmanes et de certains milieux islamiques. Pour poursuivre cette perspective générale, la motion s’élargit également à la liberté de conviction politique. On peut dès lors envisager que valent pour les convictions politiques les mêmes arguments que pour celles religieuses et philosophiques. Ainsi, le droit à l’opinion politique est protégé dans les sociétés démocratiques par des lois générales. Mais comme je l’ai dit, la motion veut aller plus loin et affirmer une « neutralité » pour « service rendu ». En toute cohérence cela devrait aussi dès lors être appliqué aux convictions politiques. Autrement dit : suivant la motion votée à Molenbeek les fonctionnaires communaux en général et également celles et ceux en contact avec les citoyens pourront, selon la motion votée, afficher des signes distinctifs de leurs opinions politiques. Entre signes religieux, signes philosophiques divers, signe politique, on peut imaginer à quoi ressemblera une administration communale. Je ne sais pas si l’agenda plus ou moins sous-jacent prévoit aussi d’élargir la possibilité de manifester des signes également à la police, dans l’enseignement, etc.

 Deuxièmement, cette revendication dont la motion est porteuse tient compte de la demande de travailleuses et travailleurs et de leur subjectivité, mais ne tient pas compte des subjectivités des usagers. Il se pourrait qu’un usager soit choqué, incertain, méfiant face à un employé arborant des signes qu’il rejette. Il se pourrait qu’il refuse d’avoir à faire avec tel ou tel employé de telle ou telle conviction ou appartenance politique. Il pourrait alors revendiquer le droit d’avoir un employé de son bord. Ce serait la communautarisation philosophique, religieuse, politique du service public. L’exemple libanais a toujours été pour moi l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en terme de fractionnement de l’espace étatique, même si c’est à un degré minime, car s’enclenchent des mécanismes sociaux délétères.

 Et j’ajoute encore un argument en adoptant le point de vue du milieu du travail en général : le milieu du travail a besoin pour pouvoir fonctionner, d’être un milieu coopératif. L’introduction de signes convictionnels ou politiques explicites sur le lieu de travail tend à transformer le travail en un monde de « cliques » convictionnelles. C’est illusoire de penser qu’il n’en serait pas ainsi. D’autant plus que sociologiquement, va apparaître une surenchère compétitive convictionnelle. Des services des ressources humaines qui connaissent déjà ce début d’expression convictionnelle devraient s’exprimer à propos de leur expérience.

 Troisièmement et en général, je pense que compte tenu de la présence élargie de croyances diverses et d’un espace grandissant du pluralisme religieux et philosophique, il importe que les institutions étatiques à divers niveaux soient clairement a-confessionnelles (y compris en ce qui concerne la notion de « laïcité », héritée de l’histoire et devenue aussi une forme « confessionnelle » qui habille parfois de « laïcité » ce qui est de l’athéisme ou de l’agnosticisme militant) ; et surtout, en positif, que les institutions de l’État soient largement l’expression et aient clairement une identité de « service public ».

Ma position va à l’encontre de courants d’origine anglo-américaine, tel le débat américain entre « libéraux et communautariens » ou de visions pragmatistes qui visent à des solutions des problèmes avec une courte vue ou de visions post-modernes qui traitent ces questions comme de banales différences culturelles. Toutes ces positions tendent à sous-estimer la dimension collective-publique et son rôle dans la constitution de la vie commune. Un débat de fond mériterait d’être calmement développé. Mais cela suppose que toutes les parties pensent les conditions de cohabitation et même plus, de co-construction de cultures et de convictions dans le monde contemporain, au lieu de seulement vouloir faire avancer des revendications propres à chacun.

 Ces questions ne devraient pas être traitées uniquement sous l’angle juridique, philosophique, ou partisan, mais auraient avantage à être également conduites en tenant compte des réalités sociologiques concrètes en se posant la question des conditions d’une cohabitation et d’une interpénétration entre citoyens, et de co-construction d’une Cité commune. Tout en sachant que les divergences et les conflits font partie de la vie collective, mais en sachant aussi que les défis globaux, auxquels toute réalité de vie locale est aujourd’hui confrontée sont grandissants et appellent à toutes les énergies et coopérations rationnelles et positives.

 Sur la question de la subjectivation  et d’autres aspects

 La demande du port du voile dans le cadre de cette motion procède de l’idée que des personnes se doivent de rendre visible leur conviction religieuse/philosophique dans leur cadre professionnel civil et exercé avec d’autres et, plus précisément encore, qui se déroule dans le cadre de la fonction publique. Ceci afin de répondre aux ressentis et aux vécus subjectifs. L’importance donnée à la subjectivité, comme je l’ai déjà signalé dans le texte, est une question que des sociologues posent depuis quelques décennies : comment la vie collective, dans quelque domaine que ce soit, est-elle possible si la priorité absolue et en général est donnée à l’individu, sujet exclusif de lui-même ? Que devient la nécessité d’une certaine généralité, d’une certaine normativité collective, si chacun revendique sa subjectivité ? (…) Le tout aboutissant à des hypersensibilités individuelles, à une compétition entre individus ou entre des groupes de l’entre-soi et à une déstructuration du collectif.  

 La demande du port du voile a été guidée dans l’ensemble du monde musulman, y compris en Europe, par d’autres raisons que les aspects subjectifs : il s’agissait parmi d’autres aspects, comme la construction de mosquées, le rigorisme halâl, de rendre visible l’islamisation de la société et pousser ainsi au conformisme religieux ; il s’agissait également d’attester la présence (et la conquête) de l’islam dans des territoires non musulmans (c’est explicitement dans cet esprit que la Ligue islamique mondiale développait son programme de financement de la construction de mosquées en Europe). Ou bien, comme déjà évoqué, il s’agit d’affirmer une particularité des femmes et éventuellement leur caractère subalterne par rapport aux hommes.

Ces arguments ne sont en général pas évoqués et, lorsqu’ils existent, restent en sourdine sauf dans des groupes et instances militant explicitement pour l’expansion de l’islam. (…) il importe d’être attentifs au fait que la gestion des conflits et de tensions est prise en main par les positions d’affrontement, moins préoccupées par un questionnement  sur la vie commune que de faire prévaloir, coûte que coûte, leur position, leur orthodoxie, ou, dans certains cas, intéressées à utiliser le conflit à d’autres fins. Ces positions sont souvent celles véhiculées par des « minorités actives » qui parviennent à s’imposer sur l’ensemble des populations. Le cas de la controverse au sujet du voile islamique me semble typique de cette gestion par les extrêmes. (musulmanes ou non musulmanes).

 Cette situation de gestion par les extrêmes me semble particulièrement évidente dans l’espace bruxellois en raison des clivages et des fractures qui le caractérisent : celles économiques et sociales, celles territoriales, celles d’âge, celles culturelles, dont celle religieuse. A la fin de la recherche et de l’écriture de mon ouvrage L’iris et le croissant. Bruxelles et les musulmans au défi de la co-inclusion, (Louvain-la-Neuve, PUL, 2011), j’avais avancé dans plusieurs pages l’inquiétude que j’avais éprouvée face à cette ville nouvelle en train de se faire. Depuis lors, peu a été fait pour penser comment jeter quelques ponts.

F. Dassetto (Texte complet sur http://www.felicedassetto.eu/index.php/blog-belgique/291-motion-conviction )

NDR : on pourrait ajouter que le port du foulard comporte souvent des conséquences négatives en termes d’emploi et d’une manière plus générale en termes d’insertion heureuse dans la société. On peut évidemment regretter ce fait, mais il est indéniable. Les discriminations dans l’emploi sont une cause majeure de chômage ou d’emplois inférieurs aux capacités réelles des femmes voilées. Cette victoire des promoteurs de la motion semble donc aller dans un sens qui leur est défavorable et empêche leur plein épanouissement, les confinant dans leur milieu (ce qui est peut-être le désir de ces promoteurs). Cela a été dénoncé par plusieurs théologiens et intellectuels musulmans.

La crainte du professeur Dassetto est corroborée par l’expérience vécue par certaines écoles qui permettaient le port du foulard islamique et ont dû l’interdire. Car des pressions fortes étaient exercées par les musulmanes voilées sur les autres et cela créait une ambiance détestable au sein de l’école. Ici, la motion concerne peut-être seulement l’administration, mais on peut se douter que l’étape suivante concernera les écoles de la commune, sur base de la même logique.