« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Dassetto Felice : que devient le terrorisme jihadiste ?

27, Nov 2019 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam,Islamisme,terrorisme     No Comments

Cette question demeure parfaitement d’actualité, car même si en Europe les choses semblent calmées, il n’en est pas de même en Afrique, en Asie, au Moyen Orient, où s’établit un cercle vicieux : le terrorisme est un obstacle au développement, et la pauvreté le nourrit. La racine religieuse du jihad reste vivante, car les théologiens rechignent encore à reconnaître l’historicité des textes sacrés.  

On trouve un long et très intéressant exposé de la situation actuelle dans le dernier article du blog du professeur Dassetto. (www.felicedassetto.eu) intitulé :  « Que devient le jihadisme? Un bilan à la fin 2019, après la mort d’Abou Bakr al Baghdadi et la persistance de foyers jihadistes », avec la question : ce qui a permis le succès passé, est-il encore à l’oeuvre aujourd’hui?

Vous trouverez ici quelques larges extraits de cet article dense qui fait le point après son livre  » Jihad u akbar. Essai de sociologie historique du jihadisme terroriste dans le sunnisme contemporain (1970-2018), Louvain-la-Neuve, PUL.

(…)

Les régions où le jihadisme est actif

D’abord, les régions où l’action jihadiste-terroriste continue au grand jour. Ce sont quatre grandes régions principalement : l’Afrique occidentale, l’Afrique orientale à partir de la Corne d’Afrique, l’Asie, en particulier le Pakistan et l’Afghanistan, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Il y a d’autres territoires mineurs, tels la Tchétchénie, le Cashmire, les Philippines, l’Indonésie et plus récemment le Sri Lanka. Ce sont des territoires dans lesquels, pour des raisons diverses, les états, comme la Russie en ce qui concerne la Tchétchénie ou d’autres états soutenus ou non par les USA ou la France ou d’autres acteurs mineurs ne sont pas parvenus à bout jusqu’à présent de ces groupes. Dans certains cas, comme en Afrique occidentale on semble même assister à une relance en présence d’Etats faibles qui contrôlent mal des amples territoires et malgré l’assistance de forces externes. C’est dramatique pour ces régions et pour ces populations souvent pauvres.

Le monde occidental et l’Europe en particulier

Différente est la situation dans le monde occidental et en particulier en Europe. Dans ce cas, l’effort de démantèlement des groupes, réseaux activistes semble avoir réussi à saper les bases de ces mouvements. Comme nous le verrons, ce démantèlement a pu avoir lieu également grâce à une crise du jihadisme, délégitimé sous des formes diverses. Restent les inquiétudes du retour des jihadistes voire même leur emprisonnement en Europe, en raison du fait que nombre d’entre eux manifestent la persistance de leur adhésion aux doctrines de Daesh ou à d’autres groupes. Une « déradicalisation » semble difficile et la crainte est grande au sujet d’effets de contamination. D’autant plus qu’en Europe prévalent des principes de droits et de droits humains, y compris pour des prisonniers, et qu’il est impossible fort heureusement de réaliser des emprisonnements dans le genre d’un Guantanamo américain.

Ces premières observations étant faites, voyons en détail si des vecteurs du jihadisme peuvent se réactiver. À entendre des observateurs, tout semble possible et rien n’est prévisible. (…)

4. Des contextes favorables au surgissement d’une demande radicale

Parmi les facteurs qui sont à la faveur de l‘émergence de discours et pratiques radicaux, on peut commencer par observer deux facteurs contextuels.

D’une part, il y a des contextes immédiats concrètement vécus par les gens. Ce sont des situations socio-économiques désastreuses pour des populations ou des gestions politiques faites à l’enseigne de la violence autoritaire, de la corruption, de l’enrichissement de dirigeants. Il peut s’agir de discriminations lourdement ressenties. Il peut s’agir également d’une spirale endémique de violence, comme celle qui s’est instaurée en Israël-Palestine (…)

Il peut s’agir également d’une répression directe des populations musulmanes, comme c’est le cas des Ouïgours dans le Xinjiang par le régime chinois. Ce régime avait déjà la longue expérience de répression et d’extermination culturelle de la population tibétaine. Cette opération est plus difficile avec les Ouïgours en raison de leur appartenance à la grande famille musulmane. Quoi qu’il en soit, le régime chinois a commencé une vaste campagne de répression après les premiers attentats de 2014. Une pression sans tergiversations est mise en place et se prolonge aujourd’hui par l’organisation massive de camps de rééducation dont le régime a aussi une longue expérience. Prenant le devant, le régime semble orienter sa politique vers une sinisation des populations et du territoire ouïgours, afin de prévenir tout risque de retour de flamme. Évidemment, la volonté d’éradication pourrait donner lieu, à terme, à une réaction, même si la puissance mondiale chinoise rendrait difficile tout soutien en faveur des Ouïgours qui souhaiteraient s’insurger au nom des armes et du jihad, y compris dans le camp musulman…

Ces contextes créent les conditions favorables à l’émergence d’acteurs, de groupes qui prônent une action violente comme seul moyen possible pour trouver une issue. Ils considèrent pouvoir apporter une solution positive pour eux-mêmes et pour les personnes qu’ils pensent représenter.

D’autre part, d’autres facteurs contextuels peuvent être distants du vécu immédiat, mais sont proches dans les représentations, dans l’imaginaire, dans l’idéologie : comme l’idée de l’oppression des musulmans dans tel ou tel pays ou l’idée de la domination de l’Occident ou des complots contre les musulmans. Ce sont des réalités « distantes », mais vécues comme intolérables, injustes…

5. Des situations à l’élaboration intellectuelle : ou le jihadisme comme production de sens.

Mais l’existence de ces situations, à elle seule, ne suffit pas pour expliquer le passage vers des formes de radicalisme et vers l’action armée, voire terroriste. Ce point est un point clé car dans mon analyse le jihadisme ne pourra pas être éradiqué sans une révision fondamentale de ses racines religieuses du système de pensée.

Car ces mobilisations jihadistes dans toutes leurs formes voient le jour seulement s’il existe une élaboration intellectuelle, un discours produisant des motivations qui suscitent l’adhésion et engendrent des mobilisations vers ces types de conduites. Ce sont des discours qui produisent une analyse globale qui radicalise et collectivise les vécus, qui affirme l’urgence de l’action pour en sortir, qui théorise un horizon d’issue (comme un Etat islamique, un Califat, une défaite des ennemis de l’islam, etc.), qui théorise une stratégie de l’action violente et la justifie.

(…) Souligner ces aspects d’élaboration intellectuelle, c’est donner de l’importance aux dimensions cognitives et motivationnelles culturellement construites à partir des référentiels islamiques. Ce qui n’est pas l’avis de chercheurs qui considèrent qu’il s’agit d’aspects marginaux et qui considèrent que les radicalisations surgissent directement à partir de causes sociales, économiques ou sont le résultat d’un nihilisme violent et destructeur externe à l’islam. Ce qui est possible, mais qui n’explique pas le fait que dans les dernières décennies l’action armée terroriste a surgi au sein et à partir des réalités intra-islamiques qui ont produit ce sens. On objecte que ce sens procédait souvent d’une connaissance superficielle de l’islam et de la doctrine musulmane. Certes, tel est le cas ; mais cette connaissance est souvent manifestement suffisante et fonctionnelle pour l’action[5]. On peut affirmer que sans ces discours, ces théorisations, ces actions combattantes et terroristes n’auraient pas existé.

Le jihadisme comme production de sens aujourd’hui

Ceci étant dit, qu’en est-il aujourd’hui de ces discours qui prônent la lutte armée ?

Dans les groupes actifs que nous avons mentionnés auparavant, la nécessité d’une action armée continue à s’affirmer. Tel est le cas d’une partie des personnes capturées en Syrie, en Irak, en Europe ou ailleurs et qui maintiennent fermement les positions inspirées par le discours de Daesh. On est dans ces cas devant des positions où la force de conviction extrême et l’implication totale rend difficile, voire impossible l’hypothèse d’un changement d’idées. Un véritable processus de « conversion » devrait intervenir[6]. C’est la question difficile à laquelle se heurtent les responsables politiques et les intervenants face à ces prisonniers. Ce sont de situations qui posent des questions philosophiques fondamentales concernant le devenir et le traitement des prisonniers.

Par ailleurs, fait important, ces discours sont aujourd’hui minorisés et marginalisés au sein du monde musulman majoritaire (tout au moins leur rhétorique) de telle sorte qu’on peut faire l’hypothèse que les doctrines du jihad généralisé qui ont alimenté l’action de plusieurs générations jihadistes -et qui continuent à alimenter des groupes qui se réclament de ce passé- sont érodées.

(…) En général on observe une prise de distance face au « suicide terroriste » ainsi que face aux « actes terroristes » (mis à part, répétons-le, parmi celles et ceux qui restent dans leur démarche passée). Cette distance est en général argumentée y compris avec des arguments doctrinaux.

Par contre, les positions concernant la légitimité de l’action armée au nom d’Allah et la critique possible de sa formulation historique du concept de jihad restent incertaines[8].

Concernant l’action armée en général, le « jihad », diverses positions semblent se dégager.

Certains passent sous silence la doctrine du jihad telle qu’elle se formule dans les textes fondateurs et dans la doctrine. C’est l’expression d’une posture embarrassée que l’on rencontre auprès de croyants de toute religion confrontée à des textes issus de leurs longues traditions et considérés comme « sacrés ».

D’autres adoptent une position casuistique, disant que cette doctrine fait bien partie du socle doctrinal de l’islam, mais elle n’est pas applicable.

Dans ces deux premiers cas, la doctrine du jihad n’est pas interrogée dans ses fondements. N’est pas proposée et diffusée une critique fondamentale de l’action armée au nom de Dieu, car cela supposerait une démarche critique de l’histoire fondatrice, des textes coraniques et de la doctrine.

Une troisième démarche ne se confronte pas directement à la doctrine du jihad en vigueur, mais cherche une autre voie pour comprendre ce concept central en islam. Cette position est présente et clamée dans le monde soufi, mais elle était peu entendue dans les décennies précédentes. Elle consiste à dire que le jihad doit être entendu au sens d’un effort, et plus précisément d’un effort spirituel sur soi pour réaliser le bien. Le sens donné à cet effort peut d’ailleurs varier : effort pour la prédication, effort moral, effort de respect des normes, effort pour rejoindre un contact avec le divin, etc.

Une dernière démarche consiste à se confronter directement au concept de combat au nom d’Allah tel qu’il est contenu dans les textes fondateurs par une démarche critique et historique qui enracine cette doctrine dans le moment historique, politique et social, du temps du Prophète, lui enlevant donc toute valeur d’universalité et, en définitive, lui enlevant donc toute valeur de parole révélée. (ndr : tel est du moins le sentiment qui prévaut chez la plupart des musulmans, contrairement aux chrétiens qui, pour la plupart chez nous, ont bien intégré la distinction entre des faits ou paroles historiques et les valeurs universelles que l’on peut y trouver). Cette posture se rencontre peu dans les instances institutionnelles de l’islam, mais est produite par des figures en marge de celles-ci.

Notons, pour conclure ce point, que le maintien d’une légitimité principielle de la doctrine du jihad pourrait permettre à des groupes radicaux de reformuler des objectifs, des stratégies, des méthodes d’actions nouvelles, des terrains, par rapport à ceux du passé qui ont dérapé et qui ont en partie échoué. Ce serait une réinvention du jihadisme classique. Pour le moment, on ne voit pas de trace de cette réinvention.

Dans une incertitude semblable est la doctrine du « martyre » qui a joué un grand rôle de motivation pour le jihad armé, car dans l’islam contemporain elle a pris un sens politique et a motivé ainsi le jihad sacrificiel du terrorisme islamique sur le plan des choix personnels.

(…)

Dans la logique de la reproduction, il y a aussi celle des « enfants de Daesh ». Cette organisation avait développé une politique nataliste, qui était aussi une politique de gestion sexuelle des combattants jihadistes-terroristes, à l’aide des femmes accourant dans ses rangs. On évoque le chiffre de cent mille enfants de Daesh. Même si le chiffre est excessif et difficile à vérifier, ce sont des dizaines de milliers d’enfants imprégnés depuis leur naissance dans le vase clos de l’idéologie de Daesh.

A terme toutefois, il n’est pas à exclure une évolution possible de l’un ou l’autre mouvement vers une inclusion progressive dans l’espace politique, en mettant ainsi entre parenthèses l’action armée. Cela dépend à la fois du devenir du jihadisme et de la capacité du contexte politique.

(…)

9. Un mot de conclusion

(…) Par ailleurs, de manière factuelle, des poches résiduelles du radical jihadisme radical-terroriste restent malgré tout importantes. Les habitants des régions où ces poches persistent vivent un lot de souffrances et d’insécurité considérable. Et actuellement, on ne semble pas en mesure -ni les Etats directement concernés ni des interventions externes (dont notamment les USA, la Russie, la France et l’un ou l’autre pays arabe) – de mettre fin à ces réalités. (…) Un risque est que ces groupes – notamment au Moyen-Orient ou en Asie- ne soit récupéré par des logiques géopolitiques enclenchées par des Etats, ces groupes constituant une force armée subversive potentielle.

Il reste des faits qui pourraient être de facteurs d’un nouveau surgissement. D’abord un fait qui joue par son absence, à savoir qu’au sein du monde musulman sunnite et de ses leaders, même s’il y a certainement une prise de distance à l’égard du jihadisme, il manque une critique fondamentale de la légitimité religieuse de l’action armée au nom d’Allah, en absence d’un retour critique sur les textes et la tradition fondatrice. Ce positionnement plus que prudent des establishments religieux contraste avec la position des populations musulmanes religieuses qui semblent prendre distance vigoureusement et en large partie avec les narrations jihadistes des décennies précédentes. Dans leur prise de distance, elles sont embarrassées par les textes fondateurs et elles pourraient peut-être, à nouveau, ne pas savoir comment réagir ou pourraient se laisser capter par de nouvelles narrations qui pourraient émerger.  (…)