« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )
30, Oct 2014 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Articles personnels dialogue, dialogue islamo-chrétien, islam, islamisme, théologie, vivre ensemble No Comments
Mon exposé sera en quatre points :
Des raisons d’avoir peur.
Des raisons d’espérer.
Des raisons de nous remettre en question.
Le point de vue chrétien (l’Evangile; Mgr Pierre Claverie). /
Des raisons d’avoir peur
Un des motifs de peur aujourd’hui en Europe, c’est l’enrôlement de milliers de jeunes musulmans du monde entier, et notamment européens, par des groupes terroristes comme le fameux « Etat islamique en Irak et en Syrie » ou Al Nosra lié à Al Qaeda.
Comment expliquer l’engouement de tant de jeunes musulmans pour de tels mouvements terroristes ? Ils partent faire « le djihad », ils viennent d’un peu partout, ils ont été attirés et conditionnés par les mêmes vidéos très habiles du soi-disant Etat islamique en Irak nommé Daesh. Comment expliquer cela ?
Pour certains commentateurs, écrit le professeur Dassetto, « c’est le chômage, le manque de ressources qui amène ces gens à ce type d’action ». Mais ce niveau d’explication, estime-t-il, « ne permet pas de comprendre la permanence longue de ces mouvements, leur multiplication, leur capacité de mobilisation, leur renaissance. Et ne permet pas non plus de comprendre pourquoi des jeunes, qui n’ont pas d’intérêts en jeu, mais qui ont apparemment tout à perdre, y compris leur vie, partent s’enrôler dans ces mouvements. (…).
Effectivement, ce phénomène de djihadisme s’observe en Syrie, Irak, Afghanistan, Pakistan, on le trouve aussi en Egypte, au Yemen, en Somalie, au Soudan, au Nigeria (avec le terrible mouvement Boko Haram), au Sahel, au Mali, en Libye, et même en Tunisie qui a vu 3 milliers de ses jeunes partir rejoindre Daesh.
En fait, nous avons affaire à une conjonction des facteurs sociaux et du facteur religieux. Le facteur social est une colère de beaucoup de musulmans à l’égard du monde occidental riche et dominant, imposant ses volontés au monde musulman, par sa puissance économique, politique, culturelle, militaire. Mais à cela vient s’ajouter le facteur religieux, le sentiment que l’islam est attaqué ou menacé par des régimes corrompus à la solde d’Israël et de l’Occident et rongés par la culture occidentale matérialiste, amorale, décadente, antireligieuse. De là vient une nostalgie de revenir à la puissance d’antan, à cet empire islamique légiféré par la charia depuis les débuts de l’islam. De là vient aussi le désir de revenir aux sources de l’islam : « L’islam est la solution », répétait le fondateur des Frères musulmans et c’est aussi l’idée dominante à la base du salafisme wahhabite d’Arabie Saoudite. De là vient encore l’idée du djihad, ce combat pour la cause d’Allah !
Les radicaux de l’Islam s’appuient sur certains versets du Coran ou de la tradition, qu’ils lisent d’une manière littérale et hors de leur contexte qui était celui de la guerre contre les polythéistes de La Mecque qui avaient chassé le Prophète hors de leur ville. Dans ces versets, Mohammed haranguait les musulmans contre leurs ennemis et menaçait ceux qui quitteraient l’islam, car cela équivalait en ce temps-là à se rallier à l’ennemi, donc à être un traître dangereux (la religion était très liée à la politique). Cependant, dans le Coran, il y a une opposition constante entre les croyants et les non-croyants, c’est à dire ceux qui acceptent et ceux qui refusent de croire au prophète Mohammed comme révélateur ultime de Dieu. ([1]). Cette vision manichéiste qui est présente dans le Coran et la tradition qui a suivi, imprègne les esprits des radicaux dans les violences et l’intolérance religieuse que nous constatons dans beaucoup de pays musulmans. On constate en tous cas que les djihadistes citent énormément tous ces versets violents et intolérants et qu’ils pensent ainsi être de bons et vrais musulmans. C’est d’ailleurs cette référence constante à la religion et notamment à l’enfer et au paradis qui explique le courage extraordinaire de ces combattants et le prestige dont ils jouissent auprès des jeunes : « voilà de vrais croyants capables de mourir en martyrs pour la cause d’Allah qui ne manquera pas de les récompenser ».
La grande majorité des musulmans sont scandalisés par la cruauté manifestée par les combattants de Daesh et répètent que « cela n’a rien à voir avec l’islam ». Ils devraient plutôt dire « avec notre islam, avec l’islam tel que nous le concevons ». Car, en disant que cela « n’a rien à voir avec l’islam », ils me semblent renoncer à leur responsabilité pourtant urgente de travailler sur le statut de leurs écrits sacrés. Car, c’est là le nœud du problème : aussi longtemps qu’on affirme que tous les versets du Coran descendent directement du ciel et qu’ils sont même une réalité « incréée », donc intemporelle et substantiellement divine, il devient difficile de prendre distance clairement avec la violence et l’intolérance contenues dans nombre de versets. Il ne faut pas s’étonner ensuite de voir tant de jeunes – et même ceux qui ont un bel avenir devant eux – partir faire le djihad en Afghanistan, en Somalie, au Mali, en Syrie, en Irak…
Si vous lisez le Coran, vous remarquez immédiatement les très nombreux passages polémiques contre les polythéistes et tous ceux qui refusent de croire en la révélation de Mohammed. Ils sont qualifiés de « kouffar », pluriel du mot « kafir » qu’on peut traduire par « mécréant » ou « infidèle », mais je pense que « mécréant » traduit mieux la connotation fortement accusatrice et méprisante de ce concept qui revient presque à chaque page du Coran. Aux kouffar en effet est promis le châtiment de l’enfer éternel, décrit d’ailleurs abondamment avec des images terrifiantes. Ces infidèles, ces mécréants, Mohammed considère avoir reçu de Dieu la mission de les combattre « jusqu’à ce que, dit le Coran, la subversion soit détruite et que la vraie foi soit établie sur la terre ». C’est là l’origine et le but du djihad, du combat pour la cause d’Allah, qui ne s’en tient pas à la légitime défense, mais poursuit un but de conquête du monde à la seule vraie religion. ([2])
Comme l’a relevé notamment Michel Benoit dans son livre « Naissance du Coran », l’islam est issu d’un mouvement judéo-chrétien messianiste qui divise l’humanité en deux camps, les croyants et les mécréants, et promet la victoire certaine de Dieu. En attendant cette fin des temps, les croyants sont invités au djihad. Remarquez que cette manière de voir est très présente dans l’Ancien Testament qui divise aussi le monde en deux et promet la victoire de Dieu avec nous (« Gott mit uns », disaient les Nazis) contre les païens. Les chrétiens ont aussi repris, lors des croisades, cette instrumentalisation de l’idée de Dieu pour justifier la violence de la guerre, mais heureusement aujourd’hui (en dehors de certains courants « évangéliques », notamment aux USA) les textes bibliques sont compris dans leur contexte historique et donc relativisés à ce contexte. Les musulmans aussi tiennent souvent compte du contexte, mais n’osent pas encore soulever la chape de plomb qui empêche la contextualisation d’aller jusqu’au bout de sa logique qui est une certaine relativisation : ce qui était peut-être acceptable dans l’Arabie du VIIe siècle l’est-il encore aujourd’hui ? Et des harangues de guerre contre les ennemis de Mohammed peuvent-ils encore être considérés comme des harangues divines contre les non-croyants, les pouvoirs laïcs, les autres religions et même les chiites ? Or, c’est ce que pensent les djihadistes et c’est logique avec le concept de « Coran incréé.
Ces considérations, je le reconnais, ne sont pas pour apaiser nos craintes ! Nous ne pouvons pas les occulter ou les minimiser, ce serait la politique de l’autruche. Mais nous devons éviter de tomber dans le pessimisme et l’exagération, car il y a aussi dans l’islam des ressources pour vaincre ces tendances extrémistes. Il est essentiel de le voir et de le reconnaître.
Des raisons d’espérer
Il faut savoir que, à côté des versets de guerre, il y en a d’autres qui vont dans un sens tout à fait inverse : par exemple : « si les infidèles se tiennent à l’écart, Dieu refuse que vous luttiez contre eux». Ou bien « rendez le bien pour le mal, établissez des liens d’amitié et soyez justes à l’égard de ceux qui ne vous combattent pas » en particulier les « gens du Livre » (chrétiens et juifs).
Ceux et celles qui ont eu des occasions de rencontrer des musulmans ou musulmanes dans notre pays ou ailleurs, ont pu apprécier souvent leur hospitalité, leur amabilité, leur serviabilité et bien d’autres qualités humaines, tout le contraire de l’image parfois véhiculée de peuples barbares ! C’est que les médias se focalisent toujours sur les événements qui choquent (sur « le fracas de l’arbre qui tombe plutôt que sur la forêt qui pousse en silence). De nombreux versets du Coran et des hadiths font appel aux plus belles qualités humaines. « Appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur par la Sagesse et une belle exhortation ; discute avec eux de la meilleure manière » (S. 16, 125). On trouve aussi de nombreux appels au pardon, aux « bonnes actions », et surtout à « la patience » entendue comme persévérance dans le bien malgré l’adversité et la persécution. Ceci n’empêche pas la loi du talion, mais le pardon est présenté comme une voie non obligatoire, mais supérieure : « Nous leur avons prescrit dans la Thora : vie pour vie, œil pour œil… dent pour dent… Mais celui qui abandonnera généreusement son droit obtiendra l’expiation de ses fautes » (S. 5, 45). « Repousse le mal par ce qui est meilleur, et celui avec qui tu avais une animosité devient comme un ami chaleureux ». Mais cela n’est offert qu’à ceux qui sont patients et possèdent une grâce infinie (41, 34-35).
Une autre qualité recommandée abondamment dans le Coran est la justice. Notons en particulier ce verset : « Que la haine envers un peuple ne vous incite pas à commettre des injustices… L’équité est proche de la piété » (S. 5, 8). De même la bonté : « L’homme bon est celui qui donne de son bien à ses proches, aux orphelins, aux pauvres, aux voyageurs indigents, aux mendiants, et pour délier les jougs » (S. 2, 177). De nombreux versets vont dans ce sens et on peut estimer que la grande majorité des musulmans s’efforcent de suivre ces appels à la non-violence, leurs prières quotidiennes sont là pour les aider à vivre un islam de paix.
Finalement, la grande question est celle de l’interprétation des versets et de la hiérarchie qu’on établit entre eux. ([3]) Le problème aujourd’hui est que les radicaux ne veulent pas tenir compte de cela et se servent de ces versets de guerre pour fanatiser tous les jeunes musulmans. Mais heureusement, ce qui se passe avec Daesh actuellement amène de plus en plus d’autorités religieuses à se positionner plus clairement contre cette lecture littéraliste et guerrière des textes, pris isolément et hors de leur contexte concret. Ils affirment notamment que, selon la tradition musulmane classique, le djihad guerrier s’applique seulement dans les cas où l’islam est attaqué, c’est à dire en cas de légitime défense. Et même dans ce cas, ce djihad est cependant soumis à certaines conditions.
138 théologiens importants avaient rappelé, à propos du terrorisme, qu’on ne peut pas prendre pour cibles des civils ou attaquer des personnes pour des raisons de religion. Et qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à croire, selon le verset le plus cité du Coran : « Nulle contrainte en religion ». Ils proposaient au pape Benoît XVI, après son discours de Ratisbonne, « comme parole commune entre vous et nous : l’amour de Dieu et du prochain ». Et ils citaient le verset 96 de la Sourate 19 : « le Miséricordieux engendrera l’amour entre tous ceux qui croient et qui font des œuvres bonnes » ainsi qu’un hadith (parole du Prophète) « Nul d’entre vous n’a la foi tant qu’il n’aime pas pour son prochain ce qu’il aime pour lui-même » (Bukhari, Bab al-Iman: 13).
Plus récemment, dans une « lettre ouverte à Al-Baghdadi’, le chef de Daesh, 120 théologiens importants du monde entier l’ont condamné avec la plus grande vigueur, lui reprochant d’avoir « mal interprété l’islam » et d’en avoir fait « une religion de dureté, de brutalité, de torture et d’assassinat ». « C’est un grand mal et une atteinte à l’islam, aux musulmans et au monde entier », et ils appellent les coupables à « se repentir », à « cesser de nuire à autrui et à revenir à la religion de la miséricorde ». J’insiste sur le fait qu’il y a eu de très nombreuses prises de position allant dans ce sens, dans la plupart des pays, musulmans ou non-musulmans. Malheureusement, de tels faits sont peu répercutés par les médias qui préfèrent évoquer des paroles ou des faits agressifs, favorisant ainsi une peur exagérée de la religion islamique qui devient vite une islamophobie.
Cependant, le plus important est sans doute le statut qui sera donné demain par les intellectuels musulmans au Coran. Continueront-ils à penser que le Coran est comme un livre descendu directement du ciel, ou bien accepteront-ils de s’en tenir au concept d’inspiration qui a fini par prévaloir chez nous ? Ce concept permet une certaine contextualisation (et donc relativisation au contexte de l’époque) que le concept de « Coran incréé » rend beaucoup plus problématique. Un nombre croissant d’intellectuels musulmans sont en recherche sur cette question. Les excès même de l’islamisme – et aujourd’hui du djihadisme – les poussent à remettre en question les sortes de dogmes sur lesquels s’appuient les fondamentalistes. C’est une source d’espoir.
D’autre part, les printemps arabes ont démontré la forte aspiration, surtout chez une partie des jeunes, à concilier la foi religieuse avec le pluralisme et la démocratie. Et ceci est sans doute un fait très porteur d’espoir pour l’avenir. Car l’idée de démocratie, de souveraineté du peuple s’oppose à la théocratie, à la souveraineté divine qui est en fait celle des pouvoirs religieux. Quant à l’idée de pluralisme, elle s’oppose à l’idée selon laquelle les non-musulmans sont des citoyens de deuxième zone des « dhimmis ». Rappelez-vous les jeunes au Caire qui arboraient la croix et le croissant ensemble, et constatez aujourd’hui que le parti Ennahda vient de reconnaître sa défaite aux élections au profit des partis laïcs et d’une constitution plus démocratique. Il y a beaucoup de raisons de penser que l’histoire va dans ce sens-là, même si cela prendra du temps.
Des raisons de nous remettre en question
Quoiqu’il en soit de ces aspects contradictoires de l’islam où se sont mélangées la violence et la non-violence, il est d’une importance primordiale de bien voir et reconnaître que notre monde occidental a connu, et connaît encore, les mêmes contradictions et qu’il porte donc une grande part de responsabilité dans la situation actuelle.
Je pense aux guerres contre l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, Gaza, mais aussi à tout le colonialisme culturel, politique et économique exercé contre pratiquement tous les pays musulmans du monde depuis la défaite de l’empire ottoman. Le système mondial d’aujourd’hui, mené par l’occident n’est-il pas comme un rouleau compresseur qui écrase les cultures différentes, et donc aussi l’islam, à travers des élites occidentalisées et sécularisées ? Et nos pays occidentaux ne sont-ils pas marqués par l’indifférence ou l’hostilité vis-à-vis des sentiments religieux, et surtout ceux de l’islam ? Les musulmans ont un grand sens de Dieu, du Créateur dont notre vie dépend à tout instant. C’est loin d’être évident pour eux de vivre dans une société indifférente à Dieu, voire athée. Comprenons-nous qu’eux aussi … ont peur ? Peur de voir leurs enfants perdre leur foi, leurs valeurs.
L’islamophobie est très présente, même dans nos milieux chrétiens dont on pourrait attendre des sentiments plus évangéliques. Je connais des chrétiens qui font suivre des mails décrivant l’islam comme une religion diabolique et le monde musulman comme une menace terrifiante. Sont-ils conscients à quel point la réalité est ainsi déformée d’une manière qui ne peut conduire finalement qu’à l’islamophobie, qui est un sentiment d’hostilité, de mépris, voire de haine à l’égard d’une religion considérée comme arriérée ou barbare ? Il en résulte un désir, conscient ou inconscient, d’expulser « ces gens-là », et de les empêcher d’entrer en Europe, indépendamment de leur situation de détresse. Refus de « balayer devant notre propre porte ».
Et pourtant… Est-ce que vraiment tout va pour le mieux dans notre monde occidental ? Pas de violences, pas d’injustices, pas de discriminations, pas de corruption, « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » ? Alors, cessons de nous focaliser sur ce qui ne va pas dans le monde musulman, rappelons-nous le dicton de la paille et de la poutre. La poutre qui nous aveugle, c’est la malveillance envers un ensemble d’hommes et de femmes que nous stigmatisons sans les connaître. Cela s’apparente au racisme, mais appliqué à une religion.
Il est normal qu’on ait peur aujourd’hui, mais il est grave de refuser de faire la distinction entre l’islam et l’islamisme, et même entre l’islamisme et le djihadisme. Car les terroristes restent un très petit pourcentage. Mais toute la question est de savoir ce qu’on peut faire contre cela. La solution ne peut pas consister dans le tout sécuritaire, même s’il est évidemment nécessaire. La solution sera encore moins dans l’islamophobie politique, supportée par les partis populistes et d’extrême-droite et de plus en plus présente dans certains milieux catholiques « ordinaires » qui s’en prennent même aux personnes engagées dans le dialogue islamo-chrétien qu’ils qualifient de naïves. Or, la question est de savoir si la naïveté et l’illusion n’est pas de croire que seules la répression et l’exclusion apporteront les solutions. Certains se moquent du dialogue sans se rendre compte que c’est justement ce refus du dialogue qui pourrait nous conduire à des conflits devenus ingérables. Est-ce que le réalisme n’est précisément pas de renforcer le dialogue ? Mais un vrai dialogue, un dialogue sincère et respectueux et refusant l’injustice, tel que l’a vécu et exposé Mgr Claverie dont je parlerai maintenant dans ma dernière partie (portant sur le point de vue de l’évangile).
Mon dernier point, puisque Rivespérance est un rassemblement de chrétiens, consistera en quelques repères sur ce sujet :
Dans les Béatitudes, Jésus proclame bienheureux les artisans de paix, les affamés de justice. Comme disciples de Jésus, nous avons la mission de construire la paix dans le monde autant que possible. Mais aussi la justice : nous avons à prendre la défense des pauvres, des rejetés. Les musulmans qui sont chez nous sont en général peu fortunés, et ils subissent beaucoup de discriminations, en particulier pour le logement et pour l’emploi. Nul doute que Jésus irait vers eux, prendrait leur défense et nous presserait de … les aimer !
L’évangile est extrêmement exigeant : « je vous le dis à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient »… « et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux ». (Luc, 27, 28, 31).
Ceci ne signifie pas qu’il faille exclure de manière absolue tout moyen de force policière ou militaire, mais cela signifie une profonde conversion de nos tendances naturelles à la loi du talion, à l’esprit de vengeance (« œil pour œil, dent pour dent », cfr Mt 5,38). Tout l’accent est mis sur la construction de la paix, à partir de l’idée de fraternité universelle.
Mgr Sako, patriarche des Chaldéens en Irak, l’a rappelé, malgré tout ce que sa communauté a enduré : « Pourquoi perdre son temps à mettre des barrières ? Jésus est venu nous dire que nous sommes tous frères et sœurs, il n’a rien dit d’autre ! Essayez de vivre ensemble et Dieu est votre Père, c’est ça, la bonne nouvelle » !
Soyons solidaires des chrétiens persécutés, mais sachons qu’ils ne sont pas les seules victimes des terroristes ! De très nombreux musulmans souffrent aussi.
Pierre Claverie a été évêque d’Oran en Algérie de 1981 jusqu’au 1er Août 1996, date où il a été assassiné avec son chauffeur algérien par le GIA. C’était assez vite après l’assassinat des moines de Tibhirine. Cet évêque a été un véritable prophète du dialogue avec les musulmans, quelqu’un qui, comme le P. Christian de Chergé, est comme un phare qui nous indique la route de Jésus-Christ pour aujourd’hui.
Il est né en Algérie et il y a passé toute sa jeunesse. Il a un jour confié avoir vécu une sorte de conversion profonde à l’âge d’environ 20 ans, et cette expérience nous interpelle :
« J’ai vécu (jusque là) dans une bulle, avouera-t-il un jour, ignorant l’autre, ne rencontrant l’autre que comme faisant partie du paysage ou du décor…Un jour il m’a sauté à la figure. Il a fait exploser mon univers clos… Il a affirmé son existence. L’émergence de l’autre, l’ajustement à l’autre sont devenus des hantises… Je me suis dit : désormais, plus de murs, plus de frontières, plus de fractures. Il faut que l’autre existe, sans quoi nous nous exposons à la violence, au rejet… Découvrir l’autre, vivre avec l’autre, entendre l’autre, se laisser façonner par l’autre, cela ne veut pas dire perdre son identité, ses valeurs, cela veut dire concevoir une humanité plurielle, non exclusive. »
Nous risquons bien, nous aussi, de vivre dans notre bulle européenne ou chrétienne, et de laisser s’établir des murs entre les musulmans et nous, une sorte d’apartheid silencieux fait de méfiance, de suspicion, d’hostilité mutuelles.
Pierre Claverie a émis des réflexions extrêmement profondes sur le dialogue islamo-chrétien : « Le dialogue islamo-chrétien commence dans la vie quotidienne, dans les relations de voisinage, de services, et d’amitié parfois, qui s’établissent avec le temps et peuvent faire naître des sentiments d’estime et de respect réciproques, pour des musulmans et des musulmanes concrets que leur religion inspire et nourrit, des hommes et des femmes de prière, de fraternité et de paix … Des collaborations et des luttes communes pour un monde plus humain, renforcent la communication et la communion. C’est alors que l’échange sur les raisons de vivre devient possible sans qu’il paraisse incongru ou prosélyte…
« Dans le dialogue et la rencontre, il est extrêmement important de ne pas me croire meilleur que l’autre, plus fort que l’autre, plus savant… J’accepte que l’autre peut détenir une part de vérité qui me manque et sans laquelle ma propre quête de vérité ne peut aboutir totalement. J’ai besoin de lui carrément. L’autre peut donc m’apporter quelque chose d’essentiel. »
Je pense que si on n’est pas assez conscient de cela, on tombe inévitablement dans le paternalisme qui est la chose la plus agaçante pour celui qui le subit. Nous devons nous garder de l’orgueil collectif, l’orgueil occidental ou chrétien par exemple, ce sentiment de supériorité qui rend impossible une relation fraternelle d’égal à égal …
Pierre Claverie a connu la période la plus sombre de l’Algérie, et il se savait menacé de mort à chaque instant. Il était parfaitement conscient de la violence des groupes armés et il dénonçait avec force le fait qu’ils le faisaient au nom de Dieu. Mais, lui, et son chauffeur musulman, ont su dépasser la peur par le courage, et surtout par l’amour. « L’amour bannit la peur », a dit St Jean.
Je terminerai par ce passage d’une homélie du 9 octobre 1981 dans la cathédrale d’Oran, en pleine montée de la violence : « Je connais assez d’amis musulmans, qui sont aussi mes frères, pour penser que l’islam sait être tolérant, fraternel et préoccupé d’humaniser le monde en lui rendant une âme et un cœur. Eux aussi souffrent de voir défigurer l’islam par la violence aveugle des ignorants et les manipulations politiques. Frères et amis, sachons souffrir avec eux. Ne rejetons pas l’islam parce que des fanatiques le servent mal. Des millions d’Algériens vivent humblement de cette foi, et y puisent le courage de vivre une existence souvent difficile… »
Et il termine par cette phrase où la peur est vaincue par la confiance : « Quant à moi, et non sans craindre pour l’avenir des moments difficiles, j’ai la conviction que le fanatisme se condamne par ses excès mêmes ».
Je conclus : « faut-il avoir peur de l’islam ? ». Est-ce la question importante ? N’est-ce pas plutôt : « Que faisons-nous de notre peur ? Nous conduit-elle à des attitudes de méfiance, de jugement méprisant et ignorant des personnes et de ce qu’ils vivent vraiment ? Nous conduit-elle au repli identitaire, au regard obstinément négatif ? Ou bien, au contraire, les dangers – réels – nous pousseront-ils à redoubler d’efforts pour la paix, la solidarité, l’ouverture, le premier pas vers l’autre différent, bref à tout faire pour que nos « ennemis » réels ou fantasmés puissent devenir nos amis ? Nul doute que notre attitude aura un impact sur l’avenir, guerres ou paix !
Merci pour votre attention !
Philippe DE BRIEY (de.briey@proximus.be), le 25-10-2014
[1] Cela existe aussi dans le christianisme, mais avec beaucoup moins d’insistance, et surtout il n’est pas fait appel à la violence pour combattre « les impies », du moins dans le Nouveau Testament, au contraire. En ce sens, Jésus et Mohammed sont totalement opposés : tandis que Jésus s’est opposé à Pierre qui voulait le défendre par l’épée, Mohammed a approuvé et assisté au massacre de tous les hommes de la tribu juive des Bani-Quraiza (entre six et neuf cents hommes, selon les sources) et il a réduit leurs femmes et enfants en esclavage. Ceci a été justifié comme acte approuvé par Dieu dans la sourate 33, 26-27).
[2] Les musulmans insistent souvent sur le fait que « jihad » signifie « effort » au sens de « effort intérieur, spirituel ». ils font ainsi référence à un « hadith » (parole attribuée au prophète) distinguant le « grand jihad » (spirituel) et le « petit jihad » (guerrier). J.M. Muller fait remarquer que cela ne change pas les données du problème concernant le jihad de guerre, à savoir une sacralisation de la guerre menée pour l’islam. (Désarmer les dieux », éd du relié, 2009, p.516-517).
[3] Les islamistes utilisent le concept d’abrogation pour affirmer que les versets plus tolérants datant de la période mekkoise sont abrogés par les versets médinois (plus tardifs). C’est en réalité une utilisation abusive et incorrecte de l’abrogation qui concerne seulement certaines lois précises, comme l’interdiction de l’alcool par exemple. Beaucoup d’oulémas (théologiens) insistent aujourd’hui sur le fait que chaque verset ne peut être interprété que dans le cadre de l’ensemble du Coran.
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