« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Interpréter le Coran aujourd’hui, entre tradition et nouveaux médias

08, Oct 2019 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Foi musulmane     No Comments

Pour comprendre comment, et par qui, le texte sacré des musulmans est lu aujourd’hui, on ne peut faire abstraction de l’évolution des moyens de communication

Ce texte du site « Oasis » est très éclairant, en partant d’un exemple très concret. En voici de larges extraits.

Article de Johanna PINK. Dernière mise à jour: 08/10/2019

 Quand j’étais à l’école primaire », écrit sur son blog le musulman allemand Hakan Turan, « mon cercle d’amis comprenait toutes sortes de nationalités : Allemands, Italiens, Espagnols, Portugais – c’étaient tous des camarades de classe. […] Mes parents appréciaient les bons rapports que j’avais avec eux, et je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un eût pu les désapprouver, jusqu’au jour où j’ai rencontré un vieux Turc, qui s’identifiait avec l’Islam politique, alors en pleine croissance en Turquie, et ses paroles m’ont pétrifié : « Tu ne peux avoir de l’amitié pour ces gens-là, parce que le Coran dit: Ne prenez pas comme amis les juifs et les chrétiens ; ils sont amis les uns des autres » (Cor. 5,51) ».

 Ce même verset coranique qui avait tellement bouleversé Turan dans l’Allemagne des années 1980, a suscité le grave scandale qui a dominé les élections pour désigner le gouverneur de Djakarta, en Indonésie, en 2017, et qui pourrait en avoir même déterminé le résultat – à cette différence près que la bataille politique en Indonésie était centrée sur la traduction suivante : « Ne prenez pas les juifs et les chrétiens pour leaders ». Tout comme la vieille connaissance turque de Turan n’avait aucun doute sur le fait que le Coran interdise aux musulmans d’avoir des amis non-musulmans, beaucoup de musulmans indonésiens ne mettent pas en question l’idée que le Coran leur interdise d’élire des non-musulmans à un rang de leadership politique. 

Les deux interprétations ont des précédents dans la tradition de l’exégèse coranique, encore que la question du leadership non-musulman en particulier n’ait jamais été une préoccupation majeure pour les exégètes musulmans avant les luttes anticoloniales du XXe siècle. La tradition exégétique toutefois n’est pas en mesure de fournir des indications sur ce que devrait réellement signifier le verset du Coran 5,51 pour les croyants d’aujourd’hui. On peut encore moins réduire les débats contemporains sur l’application de ce verset à une bataille sur l’autorité des exégètes anciens. Loin de constituer une prérogative des experts religieux, l’interprétation du Coran est négociée aujourd’hui dans les mosquées et sur YouTube, sur les blogs et les forums numériques, sur les médias sociaux et dans les écoles. Les versets coraniques sont utilisés pour mobiliser les croyants et pour les contrôler, mais ils servent aussi à légitimer un message d’égalité et de libération. (…)

Le Coran comme boussole : du fondamentalisme au modernisme

Il pourrait sembler évident que la signification du Coran soit au centre d’innombrables débats sociaux et politiques dans les sociétés musulmanes actuelles : il s’agit en effet de l’écriture sacrée de l’Islam, que les musulmans considèrent généralement comme révélée directement par Dieu dans chacune de ses paroles. Mais si la récitation du Coran, surtout lors de la prière, a toujours été un aspect central dans la pratique religieuse musulmane, la conviction que tous les croyants doivent considérer le message du Coran comme leur référence principale non seulement en matière de foi mais aussi en termes d’éthique et d’organisation sociale, ne s’est développée qu’à la fin du XIXe siècle. C’est alors seulement qu’un nombre croissant d’experts religieux et d’intellectuels ont embrassé l’idée que les croyants doivent se référer aux textes fondateurs de l’Islam plutôt que de s’appuyer sur l’autorité des savants venus par la suite ainsi que sur une tradition complexe qui a grandi et a évolué au cours des siècles. Dans certains cas, le motif principal de cette aspiration a été le désir d’une modernisation à l’européenne ; dans d’autres cas, cela a été l’idée qu’un retour aux racines de la foi allait purifier et renforcer le monde musulman face aux assauts de l’impérialisme ; souvent, les deux motifs se sont superposés.

 Un effet à long terme de la montée des idées réformistes a été la reconfiguration de la tradition exégétique. Aujourd’hui, quand on entre dans une librairie islamique au Caire ou à Yogyakarta et que l’on demande un commentaire coranique valable et faisant autorité, il y a de fortes probabilités que le vendeur conseille l’œuvre volumineuse du savant du XIVe siècle Ibn Kathîr (m. 1373) avant tout autre ouvrage d’un commentateur contemporain. À première vue, l’immense popularité de Ibn Kathîr pourrait prouver la résilience de la culture prémoderne, mais il s’agit en réalité d’un phénomène typiquement moderne, généré par les mouvements fondamentalistes de réforme que l’on appelle généralement aujourd’hui salafistes. Ceux-ci considèrent Ibn Kathîr et son maître Ibn Taymiyya (1263-1328) comme les symboles d’une herméneutique radicale qui s’appuie exclusivement sur des traditions authentiques touchant le prophète, ses compagnons et ses successeurs. (…)

Les mouvements intellectuels surgis à la fin du XIXe siècle ont assumé aussi d’autres trajectoires, également durables. De nouvelles tendances exégétiques ont émergé, dont les tenants entendaient lire le Coran comme un texte rationnel et socialement progressiste, et se concentraient sur ses « fins supérieures » plus que sur des interdits et prescriptions spécifiques. Ils ont, avec prudence, commencé à mettre en question certaines institutions comme la polygamie, ainsi que les concepts qu’ils considéraient comme superstitieux, comme l’existence des djinns. Mais surtout, ils visaient à faire du Coran un texte propre à inspirer la réforme sociale et le développement de l’homme. Ces idées, à leur tour, ont été déclinées successivement en différents types d’activisme social, qui vont de l’islamisme, représenté par exemple par les Frères musulmans et par la Jama‘at-e Islami, aux différentes sortes de modernisme égalitaire et libéral. (…)

La diversité musulmane

 L’Islam n’est pas un phénomène monolithique, et, dans une certaine mesure, ses différences internes influencent l’interprétation du Coran. (…)

les différences dans l’appartenance religieuse et confessionnelle comptent, du moment que chaque communauté de musulmans a ses propres autorités. Les opinions et les traditions exégétiques sur lesquelles elles se fondent généralement distinguent bien un exégète sunnite traditionnel d’un exégète soufi ou chiite, même si leurs interprétations proprement dites ne diffèrent guère entre elles. 

En outre, l’exégèse mystique (soufi) du Coran a toujours eu une tendance particulière, encore que non exclusive, pour les interprétations allégoriques : plutôt qu’analyser la simple signification « extérieure » (zâhir) d’un verset, elles en cherchent le sens intérieur (bâtin). L’exégèse mystique pourrait donc interpréter les termes coraniques comme des références allégoriques à des étapes déterminées de la voie mystique, ou à des êtres humains exceptionnels considérés comme des « êtres parfaits ». Elle pourrait aller jusqu’à attribuer un sens spirituel caché à de simples lettres. Il s’agit là d’un type d’exégèse coranique qui a été violemment attaqué par les salafistes, mais qui est encore florissant parmi les disciples de maîtres soufis populaires. La grande visibilité des tendances salafistes tend à occulter l’importance persistante des approches mystiques de l’Islam, particulièrement populaire dans certains groupes de la société : ainsi les intellectuels des classes urbaines moyennes/supérieures, plus enclins à un parcours spirituel soulignant l’amour divin qu’aux obligations et aux prescriptions. Pour la plupart des exégètes soufis, un verset comme Cor. 5,51 et les questions qu’il soulève à propos des relations sociales avec les non-musulmans n’ont guère d’intérêt parce qu’ils concernent les normes de comportement social, et non les dimensions spirituelles du credo. Et pourtant, ce verset est on ne peut plus important dans les débats actuels sur le pluralisme, la coexistence interreligieuse et même le djihad.

Affrontements herméneutiques

 Cor. 5,51 est un verset qui, du fait même de sa nature controversée, nous offre tout un échantillon des composantes actuelles du domaine exégétique et des présupposés herméneutiques des différentes tendances :

« Ô vous qui croyez ! Ne prenez pas comme awliyâʼ (amis/aides/alliés/leaders) les Juifs et les Chrétiens ; ils sont amis les uns des autres ! »

Comment un musulman contemporain devrait-il appliquer ce verset ? Quel est le sens de awliyâʼ ? Quel type de relation ce verset considère-t-il comme répréhensible ? Ce sont là des questions urgentes auxquelles on trouve des réponses très diversifiées, qui s’inscrivent à l’intérieur de modèles assez typiques. La typologie qui suit n’est certainement pas exhaustive, et dans la vie réelle les catégories ne sont pas non plus aussi nettes que cette description pourrait sembler le suggérer. Il y a au contraire des superpositions notables. Néanmoins, du point de vue de l’analyse, il est utile de distinguer cinq grandes tendances, chacune dotée d’une généalogie, d’un ensemble de méthodes et d’autorités qui lui sont propres.

La première tendance est représentée par les exégètes qui se définissent eux-mêmes oulémas, en tant que savants qui ont un lien, quel qu’il soit, avec la tradition de l’enseignement islamique à travers leur background éducatif et institutionnel. Ils peuvent puiser dans une tradition exégétique ample et diversifiée, qui offre toute une variété d’interprétations possibles de Cor. 5,51. L’analyse philologique propose des interprétations qui mettent en garde contre toute proximité entre musulmans et non-musulmans, mais il y a aussi des traditions qui inscrivent le verset dans un contexte politique précis, en particulier celui du second calife ‘Umar b. al-Khattâb (m. 664), lequel, sur la base de ce verset, ordonna au gouverneur de Bassorah de licencier son scribe chrétien en dépit des capacités excellentes de cet homme. Le grand avantage de l’exégèse coranique traditionnelle est qu’elle n’oblige pas l’exégète à faire un choix entre ces différentes opinions. Mais pour beaucoup de musulmans contemporains, cela constitue un défaut plus qu’un avantage, parce qu’ils sont à la recherche d’un guide que la tradition exégétique n’offre pas.

 Beaucoup d’autres tendances exégétiques actuellement en vogue semblent plus propres à satisfaire leur requête. Les salafistes liront probablement le verset comme un ordre, littéral et intemporel, adressé à tous les croyants, et interpréteront le terme problématique de awliyâʼ de la manière la plus catégoriquepossible : toute sorte d’association avec les non-croyants – que ce soit sous la forme d’une amitié, d’une alliance politique ou de tout autre type d’interaction sociale évitable – devrait être un tabou. Ils considèrent généralement le verset comme étroitement corrélé avec le concept salafiste-wahhabite de al-walâʼ wa-l-barâʼ, selon lequel le musulman doit observer une loyauté sans faille envers la communauté des vrais croyants et rompre tout lien avec quiconque est hors de la communauté, musulmans non-salafistes parfois inclus. 

Les islamistes, et c’est la troisième tendance, pourraient promouvoir un vaste éventail d’interprétations selon la vision qu’ils ont d’une société islamique et d’un État islamique. Cette vision est précisément ce que ces interprétations ont en commun : celles-ci mettent l’accent sur l’organisation socio-politique et collective, et non sur le choix personnel et sur les relations individuelles. Le verset lui-même s’adresse aux croyants au pluriel, mais on ne voit pas clairement s’il leur parle en tant que collectivité ou groupe d’individus. Les islamistes, en nette opposition avec les exégètes prémodernes, sont beaucoup plus intéressés par la première option. Fortement influencés par l’État-nation moderne, ils se préoccupent de l’organisation d’un système politique islamique. La question du leadership politique non-musulman serait donc typiquement un thème islamiste.

 La quatrième tendance est représentée par les modernistes, qui tendent à la tolérance interreligieuse et au pluralisme. Ils entendent promouvoir une perspective égalitaire du message coranique, et voudraient de ce fait minimiser la portée du verset Cor. 5,51 dans les contextes contemporains. À cette fin, ils peuvent utiliser un certain nombre de méthodes qui sont devenues populaires au XXe siècle. Ils pourraient par exemple discuter de la sémantique de termes coraniques comme awliyâʼ et se demander ce qu’ils signifiaient réellement au temps de la révélation coranique. Le terme pourrait potentiellement se référer à un type de relation sociale qui aujourd’hui n’existe plus. Ils pourraient aussi lire le verset dans le contexte des circonstances historiques dans lesquelles il a été révélé. De cette manière, il est alors possible de soutenir que le verset parle uniquement de juifs et de chrétiens déterminés, et non de tous les fidèles de ces religions, et qu’il s’agit en réalité de l’interdiction de fraterniser avec des factions hostiles en période de guerre, plutôt qu’une déclaration sur la coexistence religieuse. Les modernistes sont aussi particulièrement enclins à tracer des connexions thématiques entre des versets coraniques différents. Dans ce cas-ci, d’aucuns font référence à l’autorisation explicite accordée aux hommes musulmans d’épouser des femmes chrétiennes ou juives, soit un type de relation qui devrait sans aucun doute être classée comme intime : ils entendent ainsi prouver que ce genre de rapports ne peuvent être catégoriquement interdits. Le Coran, pour beaucoup de modernistes, est un texte profondément tolérant qui critique toujours et exclusivement des groupes précis de juifs et de chrétiens se comportant de façon injuste notamment dans un contexte de guerre, mais qui n’incite jamais à une hostilité totale vis-à-vis de ces religions. 

Une tendance post-moderne assez récente – la cinquième de notre liste – est plus prudente à propos de ce genre de certitudes sur ce que le Coran « signifie réellement ». Comment pouvons-nous savoir, demandent les post-modernistes, que les exégètes se sont trompés pendant 1.400 ans jusqu’au moment où nous, tout soudainement, nous avons trouvé la signification correcte du Coran ? (…) 

Quelle que soit l’approche qu’un individu musulman adopte vis-à-vis de Cor. 5,51, celle-ci dépend de son contexte particulier, social et politique. Si cet individu fait partie d’une majorité ou d’une minorité musulmane ; quel type de contacts il a avec les non-musulmans ; s’il vit dans un État religieux ou séculier ; à quelle branche de l’Islam il appartient ; quelles expériences personnelles il a concernant les arguments évoqués dans le verset ; quel degré d’autorité il reconnaît aux traditions religieuses : ce sont ces aspects-là, avec bien d’autres, qui modèlent sa lecture du Coran. En outre, ses choix sont influencés par l’accès à l’information et par la capacité d’exprimer ses opinions, laquelle en certains cas est sérieusement limitée par des motifs allant de la pauvreté et de la marginalisation à la censure. L’interprétation musulmane du Coran est une dispute entre des idées qui prend forme dans des espaces sociaux concrets. Il faut saisir à la fois les unes et les autres pour comprendre la manière dont aujourd’hui, les musulmans lisent et discutent le Coran.

 Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis

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