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IRAN : la contestation est la somme des ranceurs contre une gérontocratie d’un autre âge

08, Déc 2022 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam,International,Islamisme     No Comments

Pour le sociologue franco-iranien bien connu, la République islamique est un régime mortifère qui n’hésite pas à tuer, même des femmes et des enfants (on parle de 400 déjà). Il ne se maintient que par une répression féroce, la torture, les chars etc.

Interview Anne Guion , Publié le 25/11/2022 dans l’hebdomadaire français « La Vie ».

L’Onu a dénombré près de 300 morts en Iran, dont une quarantaine d’enfants depuis septembre et le début de l’insurrection dans le pays. Les opposants au régime font face à une répression de plus en plus féroce. Pour Farhad Khosrokhavar, universitaire franco-iranien, c’est le cumul des rancœurs accumulées depuis des années qui explique la résilience de ce mouvement.

Comment qualifieriez-vous le mouvement aujourd’hui, près de trois mois après le début des manifestations ? S’agit-il d’une révolution ?

L’état d’esprit est révolutionnaire même si les moyens ne sont pas adéquats. Dans l’histoire, les révolutions qui ont réussi ont bénéficié d’un minimum d’organisation et de leadership. Or ce mouvement n’en a pas. Non pas parce que les manifestants n’en veulent pas mais parce que ce régime réprime la moindre constitution d’un noyau d’organisation. Il arrête, torture, met à mort. Par conséquent, le mouvement ne peut pas se doter d’une structure au niveau national. Le seul moyen de communication, c’est Internet. Or, il est muselé par le régime. L’Occident peut ainsi aider sur ce point : faire en sorte qu’Internet soit rétabli en dépit du pouvoir. Qu’on donne aux manifestants la possibilité de communiquer entre eux pour unifier le mouvement !

Ces derniers jours, le régime a mis en place un véritable arsenal de guerre pour stopper les manifestations, en particulier dans les régions ethniques. On a ainsi vu récemment au Kurdistan iranien, des chars, des mitraillettes lourdes, des katiouchas (des lance-roquettes, ndlr). Le régime applique le modèle syrien qui consiste à tuer, à torturer, à arrêter à l’aveugle et à mettre à mort, souvent sans autre forme de procès.

Vous évoquez une situation à la syrienne. Existe-t-il un risque de guerre civile ?

Pour qu’il y ait guerre civile, il faudrait qu’il existe des forces antagonistes au sein de la société elle-même. Or, ce n’est pas le cas : la société civile iranienne dans son ensemble fait face aux forces de répression du pouvoir. Un peuple sans armes face un régime surarmé. Il y a deux, trois ans, le taux d’insatisfaction de la population vis-à-vis du régime iranien était déjà de 70 %. Aujourd’hui, celui-ci doit être à 90 %, car tout va mal ! La quasi-totalité de la société se bat contre un pouvoir qui n’a, lui que ses forces de répression et sa clientèle pour le défendre : les personnes payées par le régime, soit 5 à 10 % de la population.

La répression des mouvements contestataires précédents, très violente en Iran, a toujours fini par éteindre la colère, pourquoi pas cette fois-ci ?

Le pouvoir ne s’attendait pas à ce que les femmes puissent en être les initiatrices, du fait même de sa perception infériorisante de la femme. Il croyait que celles-ci étaient intimidables facilement. Et voilà que ces femmes agissent sans peur et poussent les jeunes hommes à les rejoindre, avec succès. Ce mouvement a provoqué l’union des femmes et des hommes en particulier chez les adolescents. Surtout, la contestation persiste car elle est la somme de rancœurs intériorisées.

Quelles sont ces rancœurs ?

Entre 2015 et 2020, il y a eu des mouvements surtout à composante économique, liés à la cherté de la vie. Suite aux interventions de Donald Trump, l’inflation a battu tous les records et le niveau de vie s’est considérablement dégradé. Ensuite, les Iraniens se sont mobilisés sur les questions écologiques. L’écologie revêt ainsi en Iran un caractère beaucoup plus urgent qu’en France. Il y a déjà des villes où on n’arrive plus à respirer, des tempêtes de sable, des fleuves asséchés. Tout cela est lié au réchauffement climatique mais surtout à la gestion catastrophique des ressources, principalement aquatiques, par un pouvoir irrespectueux de l’écologie fragile de cette zone semi-désertique.

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Il y a aussi une nouvelle subjectivité qui n’existait pas lors des précédents mouvements. C’est le rejet du voile qui a permis d’unifier les jeunes femmes et les jeunes hommes un peu partout en Iran. Celui-ci est l’expression d’une nouvelle subjectivité qui se dresse contre ce que j’appelle un pouvoir « rabat-joie » : un pouvoir, qui au nom de lois islamiques d’un autre âge, impose le voile, l’interdiction des rencontres entre jeunes hommes et jeunes femmes etc… Toutes ces lois n’existent plus aujourd’hui dans les sociétés musulmanes, sauf dans l’Afghanistan des Talibans et chez les djihadistes. Même l’Arabie saoudite a supprimé le port du voile obligatoire ! L’Iran est le seul pays à vouloir l’imposer de façon draconienne. Cela crée une situation que les jeunes n’acceptent plus. Il y a chez eux une volonté de vivre joyeusement que ce régime réprime. Jusqu’à présent, chacune de ces dimensions s’exprimait de façon dissociée. C’est le cumul de toutes ces rancœurs qui fait que ce mouvement est résilient et que le pouvoir, malgré une répression féroce, n’est pas parvenu à le mater.

Le régime paraît même complètement incongru aujourd’hui, une absurdité…

Mais oui, il a quelque chose d’absurde ! C’est aussi une gérontocratie. L’ayatollah Khamenei a 83 ans. Les membres éminents des différentes instances du régime ont tous entre 70 et 90 ans. Ils ne comprennent absolument pas cette société. Ils ne comprennent pas que les Iraniens, malgré un encadrement idéologique de plus de 40 ans, veuillent suivre une autre voie… L’ayatollah Khamenei pense ainsi que les jeunes Iraniens ont tout à fait intériorisé l’islam qu’il professe. Et que, par conséquent, ceux qui s’insurgent sont forcément manipulés par l’étranger. Bien sûr, il y a aussi dans cela une part d’opportunisme.

Extraits. Source : https://www.lavie.fr/actualite/farhad-khosrokhavar-en-iran-la-contestation-persiste-car-elle-est-la-somme-de-rancoeurs-interiorisees-85453.php