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car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Jacques Gaillot, l’évêque qui prenait la liberté

24, Avr 2023 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités chrétiennes,Foi chrétienne,guerre ou paix,Migrants,Uncategorized     No Comments

Jacques Gaillot, dont la révocation en tant qu’évêque d’Évreux en 1995 suscita un choc dans l’Église, est décédé le 12 avril 2023. Ses proches évoquent un homme extrêmement fidèle à l’Église, à son engagement auprès des exclus. Et pas toujours conforme à son image médiatique de « contestataire ».

Portrait très complet et instructif, par Henrik Lindell

Publié le 14/04/2023 à 18h14,

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Jacques Gaillot (1935-2023).

Jacques Gaillot (1935-2023). • CEDRIC PERRIN / BESTIMAGE

« Contestataire », « rebelle », « progressiste », l’évêque Jacques Gaillot était toujours qualifié par ces mots destinés à le situer d’emblée à la marge de l’Église, ce qui le rendait d’autant plus populaire en dehors de l’institution. Une réaction sans doute compréhensible puisqu’elle faisait écho à sa destitution comme évêque d’Évreux, le 12 janvier 1995, par la curie romaine qui lui avait attribué un diocèse littéralement sans catholiques : celui de Partenia, disparu au Ve siècle sous les sables des hauts plateaux de l’actuelle Algérie. Cette décision rarissime dans l’histoire de l’Église et le choc qu’elle provoqua alors auprès d’une grande partie des catholiques français a logiquement marqué l’image publique de l’homme.

Contesté par certains, apprécié voire adulé par d’autres

En réalité, jusqu’à la fin de sa vie, Jacques Gaillot fut d’abord et surtout un homme d’Église, exerçant fidèlement son ministère de prêtre. Ses propos et ses engagements, souvent médiatiques, auprès des migrants sans papiers, des Palestiniens ou des minorités sexuelles, l’avaient rendu célèbre et clivant. Ses idées en faveur de l’ordination d’hommes mariés, de la bénédiction des couples divorcés remariés et des couples homosexuels, n’avaient pas arrangé les choses.

Mais, après son éviction d’Évreux, ses visites fréquentes aux prisonniers, sa présence constante auprès des exclus et sa vie de prêtre ordinaire – présidant souvent des messes –dont témoignent avec émotion ses amis intéressaient moins les médias. Contesté par beaucoup mais apprécié et parfois adulé par d’autres, il ne laissait personne indifférent.

L’homme est décédé à 15 heures le 12 avril 2023 à la maison médicale Jeanne-Garnier. Une semaine plus tôt, il avait été hospitalisé pour un cancer du pancréas fulgurant. L’annonce officielle de sa mort tard le soir avait été précédée par des centaines, voire des milliers, de messages de sympathie sur les réseaux sociaux provenant de catholiques anonymes ou de ses très nombreux amis au sein de l’Église et en dehors de celle-ci.

Ce dernier défend par ailleurs la thèse selon laquelle l’éviction de Mgr Gaillot avait été prise par la curie, et non par le pape Jean Paul II, contrairement à une idée répandue : « Un an plus tard, jour pour jour, Jean Paul II a reçu Mgr Gaillot. Je l’accompagnais. La rencontre, tout à fait cordiale, entre les deux a duré dix minutes. Pour moi, ce geste important signifiait tout simplement qu’il n’était pas d’accord avec cette décision, mais qu’il ne pouvait pas revenir dessus. Elle avait été prise lors d’un voyage du pape, qui n’en était pas informé. »

La révocation de Jacques Gaillot provoqua un véritable choc au sein de l’Église catholique en France. Une manifestation devant la cathédrale a réuni des milliers de personnes, parmi lesquelles des responsables laïcs, des diacres et même des prêtres. Des dizaines de milliers de lettres de protestations furent envoyées à la nonciature ou au Vatican. L’incompréhension était totale, même si une partie des catholiques – plutôt conservateurs – applaudissaient ouvertement la décision.

Lors de sa dernière messe à la cathédrale d’Evreux, le 22 janvier, pas moins de 20 000 personnes étaient rassemblées autour de l’édifice. Dans sa très belle homélie, aucune trace d’amertume : « La Parole de Dieu est lumière pour la route. Parole qui guérit et libère les cœurs de ceux qui sont blessés. N’ayons pas de haine, pas de violence en nous. Notre cœur n’est pas fait pour haïr. » Elle avait aussi un caractère fédérateur : « Tous ici présents, donnez un avenir au Peuple de Dieu. C’est vous le Corps du Christ. Chacun pour notre part, nous sommes les membres de ce Corps. Chacun à notre place, quelle qu’elle soit, nous en sommes responsables. Et cette responsabilité du Peuple de Dieu c’est sa Mission. (…) Et nul ne peut l’accaparer et s’en dire propriétaire. »

Mgr Gaillot a surtout prononcé des paroles qu’il voulait prophétiques : « Ne pleurez pas. (…) Ce jour est un jour de fête et de joie. La vague de confiance et de solidarité surgie parmi les gens les plus divers est devenue une rumeur d’espérance. L’événement qui s’est passé est révélateur des aspirations profondes qui sont en attente dans la société comme dans l’Église. Aspiration à la liberté de parole, au droit à la différence, au respect de la dignité de chacun, à la démocratie. Ce sont des valeurs que beaucoup réclament et attendent, car bien souvent les responsables agissent et décident sans tenir compte des gens. L’Apôtre Paul invite chacun à prendre sa part de responsabilité. »

Se consacrer aux exclus

Mgr Gaillot ne connaîtra plus jamais une telle audience. Quelques jours plus tard, il rejoint un collectif de sans-papiers avec lesquels il passe plusieurs semaines, partageant leurs conditions de vie. Les années suivantes seront consacrées à l’organisation de ses réseaux au sein de son drôle de diocèse, qu’il veut consacrer aux exclus et aux causes qu’il a défendues. Son site internet Partenia atteint une audience plus importante qu’aucun autre site internet d’une structure d’Église. À partir de 1998, il s’installe chez les religieux spiritains rue Lhomond dans le Ve arrondissement de Paris. Il y dispose d’une petite chambre, il partage la vie de prière des frères et se rend souvent utile comme prêtre, tout en recevant d’innombrables amis. Il y a passera 24 ans avant d’être admis dans une maison de retraite pour prêtres l’été 2022.

« L’éviction de Jacques Gaillot a suscité une émotion religieuse plus forte et a pris une importance plus grande que ce que l’on attendait. On peut la comparer au phénomène tout aussi inattendu que fut la réaction à la condamnation des prêtres ouvriers en 1954 », estime Denis Pelletier, historien à l’École pratique des hautes études. Celui qui a codirigé le livre de référence À la gauche du Christ : Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours (avec Jean-Louis Schlegel), explique ce choc par le fait que « Mgr Gaillot était très soutenu par des chrétiens de gauche et des progressistes. Autour de lui, on trouvait beaucoup de laïcs engagés, des femmes, et des militants de gauche. Plus généralement, Mgr Gaillot se situait dans des clivages gauche-droite et progressiste-conservateur. Mais, depuis, les débats dans l’Église et dans la société en général s’organisent sur d’autres axes. Mgr Gaillot a d’ailleurs été de facto marginalisé pour cette raison-là, et pas seulement parce qu’il a été évincé ».

La marginalisation de Mgr Gaillot correspond effectivement à celle des catholiques de gauche, mais plusieurs des causes qu’il défendit alors sont devenues évidentes aujourd’hui pour l’Église. Jean-Michel Dunand en témoigne. Animateur en pastorale scolaire, il a fondé au début des années 2000 la Communion Béthanie, une fraternité de prière au service des personnes homosensibles et transgenres : « J’en étais très proche depuis de longues années. Je venais d’un milieu conservateur où on le considérait comme un rebelle et même comme un ennemi infréquentable. » Pour le jeune homme, une phrase prononcée par Mgr Gaillot dans une interview accordée au magazine Gai Pied agit comme un déclic : « Les homosexuels nous précéderont dans le royaume de Dieu. » Depuis des années, avant les autres évêques, Jacques Gaillot avait plaidé pour une plus grande sensibilité de l’Église à l’égard des minorités sexuelles. Idem avec la position qu’il prit en faveur des migrants, que le pape François ne cesse de défendre aujourd’hui.

Jacques Gaillot se sentait d’ailleurs très proche du pape actuel. Et on peut penser que François l’appréciait aussi. Un jour, en 2015, le pape l’appela en personne pour convenir d’un rendez-vous au Vatican. Daniel Duigou l’avait accompagné, comme lors de la rencontre avec Jean Paul II. « Nous avons discuté pendant 45 minutes. Le pape François prenait un vrai plaisir à parler avec Jacques, par exemple sur la situation des divorcés remariés. C’était incroyable ! »

Le sens du sacré

L’évêque, présenté comme un « rebelle » et un « contestataire », ne correspond donc pas toujours à cette image. Son attachement à l’Église, à la communion, était viscéral. Il refusa toujours toute scission avec l’Église, vers laquelle plusieurs personnes dans son entourage voulaient l’entraîner. Mgr Gaillot restait également fidèle au sens de la liturgie. Dans ce domaine-là, il n’était guère libéral.

Jacques Gaillot a aussi commis des fautes. Il dut admettre, lors d’un procès en 2005, « une erreur » et présenter ses excuses pour avoir accueilli dans son diocèse le prêtre canadien et pédocriminel Denis Vadeboncoeur en 1987, alors qu’il savait que l’homme avait déjà été condamné pour un viol et d’autres violences sexuelles sur des mineurs. Dans un premier temps, Mgr Gaillot a même nié – contre l’évidence – avoir été au courant de ce passé, avant de reconnaître ce qui serait aujourd’hui considéré comme une faute condamnable. Le prêtre canadien sera ensuite condamné pour plusieurs viols commis sur un mineur entre 1990 et 1993 dans le diocèse dirigé par Mgr Gaillot. Celui-ci argua que son attitude était conforme aux pratiques à l’époque et qu’il avait cru à l’intégrité du prêtre canadien, qui avait suivi une thérapie au Canada. Mgr Gaillot était-il naïf ? Cet épisode fut en tout cas un des rares qui a entaché la réputation de l’évêque des exclus. 

ndr: je l’ai entendu dire un jour que c’était comme ça à l’époque : on déplaçait simplement le fautif, tout en croyant à sa bonne foi de ne plus retomber, on ne mesurait pas la gravité de ces faits pour les victimes.

Que retenir in fine de ce prélat du XXIe siècle ? Son ami Daniel Duigou souligne le sens du sacré de l’évêque : « Il avait une capacité étonnante d’analyse. Il n’était jamais rigide. Pour lui, le sacré, c’était l’homme. Dans le passé, les lieux divins étaient des temples. Aujourd’hui, ce sont les hommes. Et conformément à l’Évangile, il voulait être aux côtés des déshérités. »

source: https://www.lavie.fr/christianisme/jacques-gaillot-leveque-qui-prenait-la-liberte-87980.php