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car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Jean Ziegler: ‘Le double langage des Occidentaux liquide leur autorité en matière de droits de l’homme’

29, Nov 2016 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in International     , , , ,   No Comments

 

Article remarquable de celui qui se consacre depuis seize ans aux droits de l’homme dans le cadre des Nations unies. Alors que l’Onu est en « déréliction totale », selon lui, la vigueur de la société civile lui donne des raisons d’espérer. Il le reconnaît volontiers, il a connu de grands succès mais aussi des échecs, dont il raconte les coulisses. Entretien.

Abonnés La Libre, Sabine Verhest Publié le dimanche 27 nov. 2016 à 15h17 – Opinions

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Au regard de ce qui se passe en Syrie, n’est-on pas en droit de se demander à quoi sert l’Onu ?

L’Onu est en déréliction totale. Elle a été créée il y a plus de 70 ans pour assurer la sécurité collective sur la planète et bannir la guerre à tout jamais. En Syrie, on assiste à une effroyable boucherie depuis mars 2011 mais il n’y a pas un Casque bleu sur une ligne d’armistice, il n’y a pas de corridor humanitaire pour secourir les populations des villes encerclées où les gens meurent lentement de faim, il n’y a pas d’interdiction de survol (no-fly zone). L’Onu y est totalement absente, à cause du veto russe. Le veto des grandes puissances paralyse l’action des Nations unies. On le voit aussi au Darfour avec le veto chinois, en Palestine avec le veto américain.

Comment en sortir ?

Trois mois avant son départ, en 2006, Kofi Annan a déposé son testament, un plan de réforme du Conseil de sécurité. Le droit de veto deviendrait caduc en cas de crime contre l’humanité. Les cinq membres permanents ont hurlé et enterré la réforme. Mais, aujourd’hui, miraculeusement, le plan ressort des tiroirs, à Paris, à Berlin, à Washington.

Pourquoi ?

Le carnage syrien peut encore durer 20 ans. Or, il a produit des monstres, des djihadistes, qui frappent au cœur des pays détenteurs du droit de veto. Seule la diplomatie multilatérale peut conduire à un armistice en Syrie. Le plan de Kofi Annan permettrait de sortir l’Onu de sa paralysie, de créer un espoir de solution en Syrie, de mettre l’Europe à l’abri des terroristes. Nous sommes à un carrefour ultime. Il est minuit moins cinq pour l’Onu. Si elle n’arrive pas à sortir de la paralysie, elle finira comme la Société des nations qui a duré 25 ans pour se terminer dans la Seconde Guerre mondiale.

En même temps, écrivez-vous, une troisième guerre mondiale a déjà commencé…

Près de 57 millions de personnes sont mortes pendant la Seconde Guerre mondiale. En 2014, le nombre de victimes des guerres, des épidémies, de la pollution, de la faim s’est élevé à 54 millions, tout cela dans l’indifférence la plus totale. Selon la FAO, un enfant de moins de dix ans meurt toutes les cinq secondes de la faim ou de ses suites immédiates. (…) nous vivons sous la dictature des oligarchies du capital financier globalisé. Nous vivons sous un ordre du monde cannibale.

Que suggérez-vous de faire par exemple ?

On pourrait interdire la spéculation boursière sur les aliments de base, le maïs, le riz, le blé, qui fait exploser les prix. Le parlement belge pourrait interdire demain matin la spéculation sur les biens alimentaires !

Y a-t-il des dirigeants de la planète qui forcent actuellement votre respect ?

Evo Morales. La Bolivie a fait des progrès extraordinaires depuis 2006. Plus personne ne meurt de faim alors que la sous-alimentation touchait 47 % de la population il y a dix ans. Je suis aussi admiratif de la révolution cubaine qui, dans des conditions adverses terribles, a assuré le respect des droits à l’alimentation, à la santé, à l’école pour toute la population. Les Cubains ont construit une société qui assure le minimum vital à la population.

Cela signifie-t-il que, pour vous, les droits économiques, sociaux et culturels priment sur les droits civils et politiques ?

Théoriquement, tous les droits de l’homme sont universels, indivisibles et interdépendants. Mon expérience m’a prouvé que ce n’était pas vrai. Bertold Brecht a cette phrase qui résume tout : « Un bulletin de vote ne nourrit pas la famille. » On pourrait aussi dire que, pour un analphabète, la liberté de la presse n’a pas de sens. La démocratie, basée sur des élections, et la liberté de la presse sont essentielles. Mais leur réalisation est conditionnée à la réalisation première du droit à l’alimentation ou du droit à l’éducation. Dans le monde actuel, les droits économiques, sociaux et culturels sont prioritaires, selon moi. Je passe pour un hérétique en disant cela, certains l’interprètent même comme une justification de la dictature.

Des Etats cherchent à détourner le Conseil des droits de l’homme de ses objectifs. Quels comportements vous heurtent le plus ?

Ce qui me heurte le plus, c’est le double langage occidental. (…). George W. Bush a, en 2002, retiré la signature américaine de la Convention de l’Onu contre la torture. Barack Obama ne l’a pas rétablie. La torture est donc légitime aujourd’hui aux Etats-Unis et dans les prisons secrètes. François Hollande vend pour 18 milliards d’euros d’armes de guerre à l’Arabie saoudite qui les utilise pour massacrer des populations du Yémen. Quand le Conseil des droits de l’homme condamne le Soudanais Omar el-Béchir, qui massacre ceux qui ont le malheur de vivre au-dessus d’une nappe de pétrole, ce type effroyable a beau jeu de rétorquer que les Israéliens ne sont pas condamnés quand ils brûlent des enfants à Gaza. Le double langage, dicté par la raison d’Etat, affaiblit les droits de l’homme car il liquide l’autorité des Occidentaux en la matière et donne à des criminels, des dictateurs détestables, le prétexte pour continuer leurs propres massacres.

Malgré tout, vous gardez espoir. Pourquoi ?

L’espérance repose sur la société civile, les mouvements sociaux comme Attac, Greenpeace, Amnesty, Via Campesina, etc. Cette fraternité de la nuit n’a pas de programme commun, mais elle a un seul moteur : l’impératif moral qui habite chacun de nous, la conscience de l’identité. Je suis l’autre et l’autre est moi. Ce qui nous sépare des victimes, ce n’est que le hasard de la naissance. La conscience de l’identité est constitutive de la conscience humaine. Comme le dit Emmanuel Kant, philosophe allemand du XVIIIe, l’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi. Cette société civile devient jour après jour plus puissante et s’impose aux Etats et à leur raison. Les murs les plus puissants tombent par des fissures et, un jour, tout l’ordre cannibale du monde disparaîtra. C’est un horizon réaliste. Vous ne croyez pas ?

(…)