« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
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10, Avr 2022 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités chrétiennes,Dialogue,Foi chrétienne,guerre ou paix,International No Comments
Au séminaire orthodoxe russe d’Épinay-sous-Sénart (France), une vingtaine de futurs prêtres russes et ukrainiens sont formés pour le patriarcat de Moscou. Si l’établissement a pris position contre la guerre, ce qui se passe en Ukraine provoque une crise spirituelle chez certains séminaristes.
Extraits d’un article de Youna Rivallain dans La Vie du 17 mars 2022.
Pour ce lieu de formation du clergé rattaché au patriarcat de Moscou (deux séminaires se trouvent en dehors de Russie et d’Ukraine, l’autre étant aux États-Unis), l’utilisation du mot « guerre » est loin d’être anodine. Alors que le Kremlin s’évertue à parler d’« opération spéciale » en Ukraine, et que Kirill, le patriarche de Moscou, soutient Vladimir Poutine dans sa volonté de réaliser « l’unité de toutes les Russies », le séminaire français a publié une lettre sur son site internet le 9 mars 2022, deux semaines après le début des bombardements russes en Ukraine.
« Nous n’avons pas d’autre camp que celui des innocentes victimes », titre le recteur Alexandre Siniakov, à l’unisson avec la vingtaine de prêtres et séminaristes rattachés à l’établissement Sainte-Geneviève. « Nous croyons que c’est la paix et non la guerre qui établit la justice. Nous voyons dans toute déclaration de guerre un progrès de l’injustice. (…) Nous voyons en tout nationalisme une forme d’idolâtrie. Nous prions pour que cessent, avec cette guerre, les combats, les bombardements et les destructions. (…) Nous prions pour que la voix des artisans de paix soit entendue par les autorités de la Fédération de Russie, et qu’elles mettent fin à leur sanglante offensive. »
« Pour les chrétiens, toute guerre est mauvaise »
Une lettre courageuse rédigée depuis ce centre où étudient une vingtaine de séminaristes russes et ukrainiens âgés de 21 à 32 ans. Depuis 2009, Sainte-Geneviève a pour vocation d’aider le patriarcat de Moscou à se doter de jeunes prêtres polyglottes, ouverts sur l’Occident, capables d’entretenir un dialogue serein avec les autres Églises. « Ne parlant pas la langue, je ne serais même pas capable de dire qui est russe et qui est ukrainien ici. Tous sont réunis par la même épreuve d’apprendre le français pour suivre leurs études », explique François Esperet, prêtre orthodoxe.
C’est ici que ce consultant, ancien catholique et père de six enfants, a découvert l’Église d’Orient. Il a été ordonné prêtre orthodoxe le 13 février 2022, soit neuf jours avant les premiers bombardements russes en Ukraine. « J’ai senti une vraie pression de la part de certains Français autour de moi, qui regardaient avec suspicion le fait que je sois prêtre pour le patriarcat de Moscou. »
En particulier après les différentes prises de position du patriarche Kirill. Ces déclarations justifiant l’invasion russe en Ukraine, François Esperet en a pris connaissance par la presse. Connaisseur du monde catholique, il nuance. « Le système orthodoxe est moins pyramidal, moins hiérarchique. Nous n’avons pas à constamment nous aligner sur ce que dit le patriarche. »
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Dès le premier dimanche suivant le début des bombardements, le recteur du séminaire exprime, dans son homélie, son refus de la guerre et condamne l’impérialisme, qui deviendra plus tard le contenu de la lettre publiée sur internet. « Nous ne voulions pas juger, mais dire ce en quoi nous croyons. Pour les chrétiens, toute guerre est mauvaise, et l’impérialisme doit susciter la méfiance. Une fois qu’on a dit ça, c’est plus définitif que toutes les prises de position », analyse François Esperet avant de citer le Christ : « Que votre parole soit “oui”, si c’est “oui” ; “non”, si c’est “non”. Ce qui est en plus vient du Mauvais. »
Artisans de paix
Au séminaire d’Épinay, le début de la guerre en Ukraine n’a fait que souder les séminaristes ukrainiens et russes entre eux. Le matin du 24 février 2022, alors que Vladimir Poutine a commencé à bombarder des zones stratégiques en Ukraine, Artem Bender, futur prêtre originaire de Moscou, se réveille avec un message d’un de ses amis russes en Russie : « Nous nous sommes endormis simples Russes. Nous nous réveillons agresseurs », dit le texto reçu sur son téléphone orné d’un autocollant tour Eiffel et de personnages de pop culture américaine.
Ce jour-là, le séminariste de 28 ans, étudiant en licence de psychologie à l’université de Nanterre, sèche ses cours pour manifester contre l’invasion russe devant l’ambassade de son pays. D’abord, il hésite à révéler sa nationalité, avant de retrouver d’autres Russes, Ukrainiens et Géorgiens « J’aime profondément mon pays mais je suis contre l’action de son gouvernement. »
Depuis le 24 février 2022, le jeune homme s’est donné la mission du témoignage auprès de ses proches restés en Russie. Constatant les effets de la propagande menée par Moscou, il met un point d’honneur à informer ses parents et grands-parents sur la vérité de la guerre en Ukraine. Quitte à se fâcher avec des membres de sa famille, dont certains l’accusent d’être devenu russophobe. « Parce que je suis chrétien, je dois dire la vérité : si c’est noir, c’est noir. Si c’est blanc, c’est blanc. Si c’est la guerre, c’est la guerre. »
« Mon monde a explosé »
Un de ses premiers réflexes a d’ailleurs été de faire part de son soutien à Alexey, un autre séminariste, originaire de Kharkiv. Après des études à l’université en Ukraine, ce dernier est entré au séminaire Sainte-Geneviève en 2011, étudiant parallèlement la philosophie et l’audiovisuel.
Assis à une table de la salle à manger, Alexey a le regard fuyant, inquiet. Depuis le 24 février 2022, toutes ses journées commencent de la même manière : il envoie une centaine de SMS, à tous ses proches, dont aucun n’a pu fuir l’Ukraine. Presque tous, pourtant, ont dû quitter leur maison.
Depuis la France, Alexey se sent impuissant, coupable de ne pas être avec les siens. Les interrogations se bousculent. « Que faire ? Comment aider ? Suis-je à la bonne place ? », répète-t-il. Une des grandes questions reste celle de son avenir dans le patriarcat de Moscou.
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« Mon monde a explosé », avoue-t-il. Fils de Criméenne, le séminariste a grandi dans l’Église orthodoxe russe comme dans une famille, et voulait lui consacrer sa vie. « On essaie de porter l’Évangile, de montrer les richesses de l’orthodoxie, et voilà ce qui arrive. J’ai honte », souffle-t-il.
Guerre politique, crise spirituelle
Le sentiment de trahison qu’il ressent envers le patriarche de Moscou semble se muer peu à peu en crise spirituelle. « Est-ce que ma foi me soutient ? Honnêtement, je ne sais pas. » Perdu, Alexey vit dans l’expectative de ce que deviendra l’Église orthodoxe après la guerre.
Peut-être la branche ukrainienne du patriarcat de Moscou rejoindra-t-elle l’Église orthodoxe d’Ukraine, dont l’indépendance a été déclarée par le patriarcat de Constantinople en 2019. En attendant, le jeune homme s’appuie sur ce qu’il vit à Épinay. « Finalement, qu’est-ce que l’Église ?, s’interroge-t-il. L’Église c’est ici, c’est notre communauté, les fidèles, les amis. C’est ce à quoi je m’accroche. »
Youna Rivallain
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