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La Tunisie : une exception menacée

10, Déc 2015 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam     , , , , , ,   No Comments

En hommage au chemin parcouru depuis plus deux ans, quatre institutions issues de la société civile tunisienne viennent de recevoir le prix Nobel de la paix. Cette distinction hautement symbolique récompense le dialogue tunisien. Le pays doit cependant faire face aux répercussions du vide sécuritaire libyen…

Par Arthur Guillon (du GRIP, Groupe de recherche et d’information sur la Paix et la sécurité), http://www.grip.org/fr/node/1853 , Bruxelles, 02 Novembre 2015

La Tunisie fait office d’exception au sein d’un environnement régional en pleine décomposition. Près de cinq ans après sa révolution, elle dispose d’une Constitution progressiste émanant de compromis inédits entre des forces politiques aux intérêts finalement conciliables. En hommage au chemin parcouru depuis plus deux ans, quatre institutions issues de la société civile tunisienne viennent de recevoir le prix Nobel de la paix. Cette distinction hautement symbolique, saluant le travail d’un quartet hétéroclite érigé sur fond de crise politique, récompense le dialogue tunisien. Le pays doit cependant encore faire face à des obstacles majeurs. Il subit les répercussions du vide sécuritaire libyen et les manœuvres géopolitiques opaques de puissances régionales aux intérêts divergents. Quant au terrorisme, il gangrène son économie et tente de saper son élan démocratique.

Quelques extraits:

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Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha, a tout d’abord renoncé au principe d’application stricte de la charia dans le corps constitutionnel et abandonné la notion de « complémentarité » au profit de celle d’égalité entre les hommes et les femmes. Il a aussi accepté les décrets sur la liberté de la presse et a même renoncé au principe de la criminalisation de l’atteinte au sacré18.

Le parti islamiste a donc fait en quatre ans un saut de modération et de pragmatisme, tout en revoyant son référentiel idéologique et ses stratégies pour tenter de se rendre acceptable à l’ensemble des acteurs politique tunisiens.

(…)

Malgré cette preuve de maturité démocratique, Ennahdha n’est pas étranger à l’instabilité qu’a connue par période le pays. Portée au pouvoir en 2011 pour rédiger une Constitution révolutionnaire et préparer les élections suivantes, la situation économique s’est empirée lorsque le parti islamiste était au pouvoir. Mais c’est l’insécurité grandissante et l’augmentation des actes de violences qui ont surtout interpellé pendant cette période. Ennahdha a en effet une part de responsabilité dans l’évolution du salafisme en Tunisie. Les adhérents à ce courant rigoriste de l’islam sont progressivement passés, depuis la chute du régime de Ben Ali, d’un prosélytisme discret, en rejetant le combat armé, à une volonté émancipatrice et désormais menaçante. Des opposants politiques comme Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi mais également des familles de victime ont accusé19 certaines franges d’Ennahdha de complaisance voir de compromission à l’égard des salafistes20.

Ces derniers ont profité de ce laxisme pour se développer et les actes de violences se sont multipliés et banalisés lorsque le parti islamiste était au pouvoir21, sans pour autant qu’il n’essaye – en tout cas au début – d’y remédier car trop attaché à ne pas froisser son aile la plus conservatrice.

Si ces agissements auraient pu porter un coup d’arrêt définitif au processus de transition démocratique, les forces laïques ont su interpeller le pouvoir en place en utilisant les outils de la démocratie, tout en tirant la sonnette d’alarme. La guerre civile a sans doute été évitée de justesse22.

 

  1. Une démocratie menacée avant tout par des facteurs exogènes

En réalité, les menaces qui minent la stabilité de la jeune démocratie tunisienne viennent avant tout du vide sécuritaire qui règne chez son voisin libyen. En Libye, en effet, s’engouffrent les intérêts géopolitiques divergents de plusieurs pays, qui tendent à utiliser ce territoire comme un véritable champ de bataille par procuration. Les répercussions de ce conflit ont d’inévitables conséquences sur la stabilité de la Tunisie, et sur le modèle démocratique inédit qu’elle incarne dans la région.

(…) farouchement opposée aux Frères musulmans, l’Égypte d’al-Sissi joue un rôle ambigu en Libye. La présence de la mouvance islamiste dans un pays frontalier comme la Libye constitue en effet une véritable menace pour le président égyptien, qui tire en partie sa légitimité au niveau international de la lutte qu’il mène contre les Frères musulmans. Cette menace inquiète d’autant plus al-Sissi que sur le flanc Sud de l’Égypte, au Soudan, le régime d’Omar Al-Bachir est lui-même proche de mouvements islamistes. Ainsi, l’Égypte collabore avec certains de ses alliés (Arabie saoudite, Émirats arabes unis), pour envoyer des armes au gouvernement de Tobrouk afin de soutenir sa lutte contre les factions proches des Frères musulmans implantées à Tripoli, et ce malgré l’embargo onusien de 201439.

Le président égyptien, comme le général Khalifa Haftar, n’a donc aucun intérêt à ce qu’islamistes et sécularistes coopèrent s’il veut conserver son pouvoir. Si l’Égypte et la Libye se sclérosent, c’est en partie dû à ces prises de positions intransigeantes qui étouffent la démocratie dans ces pays et menacent par ricochet la Tunisie. Cette dernière prouve en revanche qu’un autre chemin est possible et que le dialogue entre forces religieuses et sécularistes n’est pas nécessairement voué à l’échec.

(…)

l’Arabie saoudite et le Qatar.

Ces nouveaux acteurs régionaux développent des stratégies à court terme et tentent de saisir les opportunités permettant de servir leurs ambitions. Comme le précise le journaliste spécialiste du Proche-Orient Alain Gresh, « le Qatar s’est fait le champion des transformations en cours et a misé sur les Frères musulmans pour en récolter les fruits 41». (…) le retour des Frères musulmans sur le devant de la scène ne réjouit pas Riyad, qui se « méfie de la confrérie réputée trop politique45» et finance ainsi des courants plus littéralistes, à l’image des salafistes, afin de semer la division.

 

  1. « La chute de Morsi conforte l’Arabie saoudite face au Qatar », L’Obs, 12 juillet 2013.
  2. Douze milliards de dollars ont été promis à l’armée égyptienne par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït après le renversement de Morsi. Le président Al Sissi, à l’origine du coup d’État, entretient des liens étroits avec l’armée saoudienne et les responsables politiques à Riyad, ville dans laquelle il a déjà occupé un poste d’attaché militaire. « La chute de Morsi conforte l’Arabie saoudite face au Qatar », L’Obs, 12 juillet 2013.
  3. « Le grand jeu de l’Arabie saoudite pour étouffer les printemps arabes », Le Monde, 13 janvier 2014.

 

Conclusion

Alors que les « Printemps arabes » tournent au fiasco en Égypte et en Libye, la Tunisie jouit d’une Constitution moderne et consensuelle résultant de compromis inédits entre sécularistes et islamistes. Le quartet qui vient d’être récompensé par le Comité Nobel norvégien y est pour beaucoup. La Tunisie apparaît plus que jamais comme un îlot de stabilité et de démocratie au sein d’une région où islamistes et régimes militaires autoritaires semblent être la seule alternative possible. Ainsi, elle prouve que le combat des idées est plus efficace que celui des armes.

Consciente des défis qu’elle doit relever, la société tunisienne, moderne, instruite et portée par des femmes au statut unique dans les pays arabes, défend une identité qui n’est pas seulement arabo-musulmane mais plurielle. Berceau des révolutions arabes, la Tunisie est depuis l’antiquité un lieu de rencontres et d’échanges entre les civilisations, où s’est construite une culture riche, plurielle et raffinée.

(…)

Le prix Nobel décerné le 9 octobre 2015 au quartet tunisien ne doit pas faire oublier que la Tunisie est menacée et que le pays, malgré tous ses efforts, demeure fragile. La tentative d’assassinat de Ridha Charfeddine, député de Nidaa Tounes, la veille de la remise du prix, témoigne de cette fragilité. C’est la raison pour laquelle la Tunisie devrait être considérée par l’UE comme le pays le plus important de la région d’un point vue stratégique, au regard du symbole qu’elle incarne. Ce pays prouve en effet que la démocratie est compatible avec l’islam politique et contredit de ce fait al-Sissi en Égypte et le général Haftar à Tobrouk qui, pour conserver leur pouvoir et leur légitimité sur la scène internationale, défendent une position inverse.