« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )
06, Jan 2024 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Environnement,International,Transition No Comments
Valérie Masson-Delmotte, climatologue
L’année 2023 a été la plus chaude jamais mesurée. Si 2024 ne bat pas ce record, elle n’en sera pas loin. Pendant ce temps, les sommets mondiaux sur le climat – les COP – avancent trop lentement. Ce serait pourtant tout bénéfice si on accélérait, juge la climatologue française.
Entretien – Par Michel De Muelenaere, Gil Durand
Publié le 5/01/2024 (extraits d’un article réservé aux abonnés au journal Le Soir)
(…) La décision finale souligne la gravité de la situation. On note que l’année 2023 sera la plus chaude, on relève l’intensification des conséquences du changement climatique. A Dubaï, les Etats ont mis en place un fonds pour les « pertes et dommages » attendu, depuis longtemps, par les pays les plus vulnérables. Ce sont des avancées, même si elles sont symboliques. On reconnaît aussi que les promesses mises sur la table par les différents pays sont en large décalage avec les trajectoires qui permettraient de limiter le réchauffement, même sous 2°C.
Il y a eu un accord. La coopération internationale est importante dans un contexte atroce de conflits multiples. Sur le climat, il est important que la Chine et les Etats-Unis s’accordent, que la Russie ne bloque pas. Une large coalition d’Etats s’est prononcée pour la sortie des énergies fossiles. Une absence d’accord à la COP28 aurait sapé les efforts visibles un peu partout pour agir. Ce qui fait agir, c’est aussi avoir confiance que les autres agissent. De quoi expliquer un certain soulagement qui s’est exprimé.
Mais peu de scientifiques sont ravis…
Il n’y a pas de raison d’être ravi ! La transition énergétique est plutôt vue à l’angle de la technologie, d’une montée en puissance des renouvelables et de l’efficacité énergétique. La question de la sobriété est absente ; sans doute était-ce impossible à porter à Dubaï… Les conclusions comportent des mentions plus ou moins floues à l’abattement des émissions, sans définition, avec des confusions – à mon avis délibérées – entre captage, stockage et élimination du CO2. On parle « d’énergies de transition », d’énergies « bas carbone » sans définition explicite. Il n’y a rien de précis sur les émissions de méthane. Ce sont des faiblesses très nettes.
Et surtout, la plus grande faiblesse, c’est de ne pas avoir d’ordre de grandeur de résultats attendus pour 2030. Il y a, en filigrane, l’idée d’y aller tranquillement. Ça affaiblit cette urgence qui ressort nettement des rapports du Giec. On oublie que la lenteur de l’action actuelle va acter des conséquences inéluctables à plus long terme.
(…) Donc, le message ?…
C’est que, oui, il va falloir sortir des énergies fossiles. Je pense que les politiques nationales doivent être plus explicites là-dessus en envoyant le signal que des solutions sont disponibles, qu’on peut construire des emplois, une activité économique, une industrie avec ces solutions, donc avec des enjeux de souveraineté, d’économie, mais aussi d’amélioration de la qualité de l’air et tout le reste. …
Ce message passe-t-il auprès du public ?
Le message qui passe le mieux, c’est le prix.
Mais beaucoup de mesures politiques consistent à essayer de réduire ce prix justement via des remises à la pompe, des baisses fiscales, le tarif social… Et beaucoup de partis capitalisent sur le maintien du statu quo.
Le contexte actuel d’inflation crée un boulevard à ceux qui vont dire : « Comptez sur moi pour vous aider à garder plus longtemps votre voiture diesel ou votre chauffage au gaz », c’est clair. (…)
Y a-t-il une difficulté à remettre en cause la manière dont on vit ?
En fait, je pense que la plupart des gens, n’agiront pas « pour le climat », jamais. L’argument moral, ça marche peut-être pour une poignée de climatologues. Mais la plupart des gens se demandent comment faire pour vivre mieux en faisant le meilleur retour sur investissement. Cela étant, alors qu’il y a quelques années les messages sur la sobriété ne passaient pas du tout, la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine et l’inflation ont débouché sur des économies importantes sur la consommation d’électricité et de gaz. C’est intéressant parce qu’au regard des investissements qui auraient été nécessaires pour répondre à une telle demande, jouer sur des demandes évitées, c’est un gain pour l’individu. On assiste aussi au renouveau de la culture de la seconde main. Il est possible de communiquer sur ces aspects-là. Ça n’aurait pas été le cas il y a quelques années.
(…) Certains rappellent que ce sont les plus riches qui pèsent le plus. Et disent qu’il faut commencer par là, soit en taxant, soit en interdisant…
Selon les chiffres des rapports du Giec, 10 % de la population mondiale – les plus riches – émettent 45 % des émissions. Un autre 40 % des émissions, ce sont les classes moyennes. Puis la moitié de la population mondiale, c’est 15 % des émissions, c’est là où il y a le manque d’accès à des services de base, toute l’injustice climatique dans des contextes très vulnérables.
Où agir ?
Si on ne joue pas à la fois sur les 10 % et sur les classes moyennes, ça ne marchera pas. Il faut les deux. Le fait de toujours pointer du doigt ceux qui émettent plus, que ce soit les Emiratis ou les Américains ou les plus riches, c’est aussi une manière de ne pas voir la responsabilité partagée qu’on a. C’est aussi une manière de justifier l’inaction d’aller toujours chercher quelqu’un de pire pour se justifier de ne rien changer. Par l’effet de consommation de masse, des choix qui sont faits au niveau des classes moyennes dans les pays développés pèsent très fortement.
Vous excusez les riches qui ont des comportements incompatibles avec les objectifs climatiques ?
Pas du tout. Ils ont leur effet direct par leur consommation, souvent les voyages d’ailleurs, la surface des logements ou le nombre de logements, et aussi par leur capacité et leurs choix d’investissement. C’est là que l’effet est le plus important. Mais aussi par l’image de la surconsommation qu’ils véhiculent créant une immense incompréhension des gens lambda qui travaillent, qui galèrent pour payer leurs factures et chez qui en permanence on crée une frustration par rapport à des styles de vie créant forcément une aspiration à une consommation ostentatoire.
(…) C’est aussi un obstacle en soi car, pour les plus aisés, agir pour le climat veut aussi dire perdre des privilèges. C’est d’ailleurs une des questions que se posent les politiques : tout le monde comprend qu’il faut apporter des transformations de fond, mais quel capital politique peut-on y gagner ? Ceux qui votent le plus ne sont pas forcément ceux qui ont envie que ça bouge beaucoup.
Les électeurs n’ont pas envie que ça change ?
Une partie des électeurs ! Les jeunes militants ont vraiment envie que ça bouge sur ces sujets-là. Il y a un effet de génération. (…) Ce que l’on sait : pour chaque incrément de réchauffement, il y a un effet disproportionné sur les événements extrêmes les plus rares et les plus intenses. Et ça, c’est encore mal reflété dans les études économiques d’impact.
(…) Nous devons réagir et réduire, chacun, nos émissions. Ça doit partir des institutions mais aussi des gens. Mais ce qui me rend confiante, c’est que les solutions existent et offrent d’autres avantages. C’est une question de priorités et de réorientation. Ce qui manque, c’est le retour d’expérience dans la société, c’est de pouvoir montrer « voilà, ça, ça fonctionne, ce n’est pas hors de prix, c’est confortable ». Il faut créer une dynamique collective qui ne serait pas perçue comme une contrainte. Et créer un effet d’entraînement pour inciter chacun à être acteur de la transformation. (…)
Valérie Masson-Delmotte
Directrice de recherche au CEA (le Commissariat français à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, paléoclimatologue, Valérie Masson-Delmotte a été pendant huit ans coprésidente d’un des groupes de travail du Giec. Très présente dans les médias, autrice de nombreux livres de vulgarisation, elle déroule avec un sens inné de la pédagogie les explications sur les phénomènes les plus complexes du climat. Observatrice très critique de la politique climatique internationale et de son pays, c’est une voix plus qu’écoutée chez nos voisins et dans le monde.
©2024 Reli-infos