21, Déc 2017 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Islamisme,radicalisme
Arabie saoudite, islamisme, salafisme, théologie
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Interview par le journal national algérien « Liberté ».
Liberté : Le prince héritier saoudien a annoncé une série de réformes visant l’idéologie du wahhabisme. Comment analysez-vous cette nouvelle donne ?
Soheïb Bencheikh : À l’époque très récente du roi Abdallah une réforme de modernisation s’opérait déjà, mais avec la tranquillité et la discrétion qui caractérisaient ce roi. Je cite comme exemple frappant la création de la King Abdallah University of Science and Technology (KAUST) et son vaste et futuriste campus située au nord de Djeddah. Dans cet ilot de l’océan wahhabite, les femmes ne sont pas obligées de se voiler et la mixité décomplexée s’opère de façon aussi naturelle qu’innocente, car cette zone était et est toujours interdite à la police religieuse avec ses interpellations et réprimandes incongrues. Aujourd’hui, le prince héritier Mohamed Ben Salmane veut, non seulement intensifier ces réformes, mais il les revendique, contrairement à ces prédécesseurs, à haute voix et avec une certaine précipitation.
(…)
Revenons, maintenant, au terrorisme islamiste qui a aujourd’hui un caractère transnational. Comment expliquez-vous cette facilité des groupes terroristes à recruter parmi la jeunesse, même occidentale ?
Le politologue Olivier Roy parle, à juste titre, de l’islamisation de la violence : ce n’est pas qu’on a rendu l’islam violent, mais c’est qu’on a islamisé la violence. Pour lui, dans toutes les sociétés et à chaque génération, il y a eu une partie de la jeunesse qui par un déterminisme sociologique est nécessairement séduite par la violence. Par générosité et idéalisme, une partie de la jeunesse, en effet, pense que la violence est nécessaire pour tout changement. Hier, c’était au nom des idéologies gauchisantes et radicales. Avant-hier, c’était sous l’étendard des pensées totalitaires et fascistes. Aujourd’hui, cette partie de la jeunesse, dans un monde connecté, trouve le défouloir de sa violence dans le salafisme djihadiste. En Occident, si un jeune veut déranger sa société, ce n’est pas en mettant la soutane et en brandissant la croix, ce n’est pas non plus en devenant laïciste, anticlérical et bouffeur de curés, mais en se convertissant à l’islam dans ses formes les plus radicales. En fait, cette conversion est paradoxalement un vecteur pour l’expression d’un anticonformisme qui a besoin de cette radicalité pour mieux saper et pourfendre l’ordre établi. Le vecteur de la pensée contestataire change de cap même si la contestation elle-même ne change pas et demeure au fond quasiment identique. (…)
Pourquoi les autorités religieuses ne semblent pas avoir d’emprise sur leur champ d’intervention ? Comment peuvent-elles contribuer dans la lutte contre la subversion islamiste ?
Chez les sunnites notamment, et cela depuis plusieurs siècles, les oulémas (savants) ou les faqih (juristes) jouissaient d’une certaine autorité morale et régulaient avec souplesse et dans une pluralité d’avis le rapport au religieux. Mais ils ne formaient pas pour autant un clergé, loin de là. À l’instar du judaïsme rabbinique et à un certain point des églises protestantes, l’islam sunnite n’a pas une autorité centrale qui dit et interprète le dogme ; ainsi les imams sont traditionnellement élus par la communauté qui leur reconnaît une sagesse et un savoir qu’elle-même n’a pas. Mais, théologiquement, cela ne leur confère aucun pouvoir clérical. L’imam n’est pas un prêtre consacré assurant en quelque sorte une médiation entre Dieu et Ses créatures. Dans l’islam classique, le lien entre le croyant et l’idéal divin reste strictement individuel, intime et permanent. Contrairement au prêtre, l’imam ne reçoit pas de confession, ne fournit pas de bénédiction, n’absout pas les fautes ou les impiétés, ne garantit pas le pardon de Dieu, n’affirme pas sa condamnation. Sa fatwa n’est qu’un avis et ne peut se substituer en aucun cas à la responsabilité de l’individu qui demeure toujours comptable aux yeux de Dieu et de la société. Le corps des imams sages et éclairés n’existe plus ou il est largement affaibli, sinon discrédité. L’imam aujourd’hui, sauf exception, est, ou un fonctionnaire aux mains de l’administration et de son “islam officiel”, ou un prédicateur populiste dont l’orientation théologique inquiète. La jeunesse n’est donc plus immunisée contre les vagues de la radicalisation quand elles surgissent. En plus, les jeunes, qui par un idéalisme non encadré basculent dans l’idéologie sombre et suicidaire, s’abreuvent directement aux réseaux réels et virtuels à la fois nationaux et transnationaux.
Que s’est-il passé entre l’islam de la génération de nos parents et l’islam qui fait trembler le monde aujourd’hui ?
Il y a plusieurs facteurs concordants : d’abord, l’échec du panarabisme habituellement daté de la guerre du Kippour, suivi du succès de la révolution iranienne ainsi que de la réaction saoudienne à cette révolution. En effet, l’Arabie saoudite a fait fonctionner sa machine wahhabite à plein régime pour faire face à l’Iran et à toute tentative de sa part d’exporter sa révolution. Un mot d’ordre semble être donné : la solution de nos maux sociaux et économiques c’est le retour à l’islam. Mais le retour à quel islam après des décennies de sécularisation non assumée car inconsciente partout dans le monde arabe ? Comme je l’ai dit auparavant, nos ancêtres avaient une classe de lettrés et sages qui ont su faire écran entre le savoir religieux et le peuple. Elle avait hérité d’un océan d’adages et de commandements attribués grossièrement et anachroniquement au Prophète plusieurs siècles après sa mort. Certes ces textes véhiculent parfois une profonde sagesse, mais malheureusement mêlée à des absurdités et souvent à des appels explicites à la haine de l’Autre. Sans méthode précise ni rigueur scientifique, cette classe a fait un tri subjectif et tendancieux dans ce corpus, sans doute incitée par des besoins didactiques et par instinct de sociabilité. Car la sacralité de l’ensemble de ces textes ne leur posait aucun souci puisqu’inactif. Ces textes avaient même une aura de “baraka” qui ne faisait mal à personne. Ce faisant, elle n’a fait que neutraliser des textes tout en préservant leur sacralité. Hélas aujourd’hui, ce “retour” à l’islam se fait en l’absence de cette fameuse classe sage et éclairée qui régulait le rapport au religieux. Cette absence constitue un bris dans la transmission traditionnelle et intergénérationnelle et offre une place de choix au wahhabisme salafiste. Ce dernier ne fait, en réalité, que réactiver ces textes et mettre ainsi le musulman devant l’évidence !
Le wahhabisme nous jette en pleine figure les monstruosités tirées de notre terroir le plus sacré. Actuellement, toutes les autorités théologiques sunnites condamnent les crimes de Daech et d’Al-Qaïda, mais elles n’osent pas dénoncer explicitement les sources textuelles dont la lecture littérale justifie et légitime ces crimes. Toute relecture de l’islam est vaine tant que l’on n’a pas déclaré non sacrés et non authentiques ces textes. (…)
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