« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

L’Eglise ébranlée : comprendre et agir (Ignace Berten)

05, Juin 2020 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités chrétiennes,Foi chrétienne     No Comments

A l’heure où des milliers de personnes signent une pétition de soutien à la candidature symbolique de la théologienne Anne Soupa pour l’archevêché de Lyon, la question du monopole masculin du presbytérat et de la gouvernance de l’Eglise catholique reste tout à fait d’actualité et son enjeu n’est rien moins que sa crédibilité en ce XXIème siècle, alors que dans tous les domaines les femmes assument les plus grandes responsabilités.

Le dernier numéro de la revue du « Réseau Pavés » (n° 62, de mars 2020) contenait un extrait d’un article courageux de 12 pages du P. Ignace Berten, intitulé « L’Eglise ébranlée : comprendre et agir », qu’on trouve sur www.dominicains.be/Pdf/Eglise_en_crise.pdf ).

Cet article fait suite à un autre que j’avais reproduit sur ce site : https://reli-infos.be/eglise-pedophilie-abus-sexuels-et-maltraitances-pourquoi-un-si-long-silence-i-berten/. Pour le théologien, c’est le « caractère sacré » attribué aux prêtres qui est le principal responsable de la crise actuelle de la pédophilie et qui a permis à certains d’entre eux d’usurper un pouvoir sur les consciences et d’en abuser. (Un des plus récents exemples est celui du P. Finet, père spirituel de Marthe Robin et co-fondateur des Foyers de Charité, suite à quoi la béatification de cette dernière sera sans doute retardée. https://www.cathobel.be/2020/05/foyers-de-charite-abus-du-pere-finet-sur-des-filles-de-10-a-14-ans/)

Après son analyse approfondie de la question, le P. Berten avance quelques pistes pour l’action, notamment la nécessité de certaine transgressions susceptibles de faire bouger les lignes face à l’inertie de pouvoirs ecclésiastiques cramponnés au statu quo : « Il y a lieu de s’interroger sur le sens de ces communautés, paroissiales ou non, où plus ou moins régulièrement l’eucharistie est célébrée en l’absence de prêtre, façon de rencontrer le « droit fondamental d’accès à l’eucharistie pour tous », réaffirmé par le Synode sur l’Amazonie ».

Voici de larges extraits de cet article, ainsi que le post-scriptum écrit après « l’exhortation » du pape suite au synode pour l’Amazonie :

Et nous maintenant ?

François en a appelé à la participation de tous pour sortir de cette crise. Cette participation, pour nous, peut se situer à deux niveaux, outre le fait de bien comprendre les tenants et aboutissants de la crise : je viens d’essayer d’y aider. Le premier niveau se situe quant à l’intelligence de la foi aujourd’hui : il s’agit de penser autrement un certain nombre de catégories théologiques et de pratiques instituées par lesquelles la foi s’exprime dans l’institution ecclésiale. Si, comme le dit très clairement François, la crise est systémique, il y a lieu de poser des questions précisément sur le système, et se demander ce qui devrait être changé. Le second niveau est celui de l’agir personnel et communautaire : comment élargir de façon responsable l’espace du possible en cohérence avec cette perspective.

Les mises en cause doctrinales et institutionnelles

Ce qui se révèle crûment depuis quelques années met en cause l’image classique du prêtre, mais pose aussi question sur la doctrine, et donc la théologie, qui fonde cette image. (…)

La mise en cause du cléricalisme, si on la prend au sérieux, conduit à s’interroger aussi fondamentalement sur le ministère et le sacrement de l’ordre. L’histoire a fait qu’en Occident tout le ministère sacramentel en est venu à se concentrer sur le prêtre sous une forme unique et très déterminée et limitée : un homme célibataire et engagé à vie. Depuis longtemps de multiples questions se posent à ce sujet : ordonner des hommes mariés (la question est posée pour le synode sur l’Amazonie) ; ordonner des femmes : officiellement, Jean-Paul II a déclaré que c’est définitivement non. Il faut reconnaître que culturellement cette exclusion des femmes n’est pas tenable. Une question qui avait déjà émergé au concile, mais a été écartée est la possibilité d’ordination de diaconesse. En son temps, Paul VI avait relancé la question, mais la réponse a été négative. François l’a relancée il y a trois ans. La commission n’a pu se mettre d’accord sur la base d’une référence historique totalement anachronique : on s’est demandé si les diaconesses dont il est question dans les textes néotestamentaires et autres textes du 2e siècle ont bien été sacramentellement ordonnées, alors que l’idée même d’ordination sacramentelle n’existe pas à l’époque. Le synode pour l’Amazonie a relancé la question, et François a dit qu’elle devait être reprise.

Mais il faut reposer les questions de façon beaucoup plus radicale : de quoi aujourd’hui les communautés chrétiennes ont-elles besoin pour vivre et célébrer leur foi, compte tenu de la raréfaction des vocations presbytérales? Le ministère presbytéral tel qu’il est défini aujourd’hui est, en effet, incapable de répondre réellement à cette question si on centre tout sur lui. 

Je pense qu’il y aura toujours sens que certains croyants, hommes ou femmes, célibataires ou mariés, s’engagent personnellement à vie au service de l’Église et des communautés. Et il y a sens pour que certains optent, pour cela, pour le célibat. Mais je pense qu’à côté de cette forme de ministère, il est indispensable de mettre en place d’autres formes beaucoup plus souples et différenciées. Je parle personnellement en ce sens de délégation sacramentelle. Il ne s’agit donc pas d’une ordination, mais d’une mission précise, ouvrant à la présidence de l’eucharistie et l’offre des sacrements, en lien avec une fonction déterminée : présidence de communauté paroissiale, aumônerie d’hôpital ou de prison, fonction de supérieure dans une communauté féminine, etc. Mission comportant un mandat ecclésial et fondant donc une autorité ; délégation limitée dans le temps et le lieu en lien direct avec l’exercice de la responsabilité et de la mission, ce qui est fondamental pour éviter une cléricalisation. Sans oublier les services proprement diaconaux de solidarité, de charité, de présence à la société. Le synode sur l’Amazonie demande explicitement qu’on pense de nouvelles formes de ministérialité (terme qui est utilisé plusieurs fois). En ce sens, il s’agit d’une véritable décléricalisation de l’ensemble des ministères.

Je suis aussi convaincu que le sens du pardon offert tel qu’il en est témoigné par Jésus dans les évangiles n’est pas d’abord de l’ordre du pouvoir (c’est la question des scribes et pharisiens : qui a le pouvoir de pardonner les péchés sinon Dieu ?), mais de la mission : tout croyant, quand les circonstances le permettent, reçoit mission d’offrir le pardon et la réconciliation du pécheur avec lui-même et avec Dieu. À côté de cela et pour ouvrir l’accès au pardon, il est bon que l’Église donne mission à certains pour ce ministère. Mais ce pourrait aussi être un ministère particulier.

C’est parce que les ouvertures de François mettent profondément en cause la théologie traditionnelle de l’Église catholique que les oppositions internes sont aussi violentes. (…)

Il faut accepter, dans une telle perspective, que l’Église s’ouvre à certaines expérimentations, locales sans doute, au niveau d’un pays ou d’un groupe de pays, avec évaluations sérieuses, c’est-à-dire en acceptant aussi erreurs ou échecs.

Que faire ?

Par rapport à une telle perspective ecclésiale, qu’est-ce que le croyant ordinaire, qu’il soit prêtre ou laïc, peut faire ? Plusieurs pistes possibles.

1. Il faut d’abord ajuster le regard. L’institution de l’Église est marquée par des aspects proprement pervers, en contradiction avec l’Évangile : il importe d’être lucide à cet égard, sans se voiler les yeux. Mais si l’institution est et restera nécessaire, l’Église ne se réduit pas à l’institution: l’Église c’est d’abord la communauté de tous les croyants. Or, même si numériquement les chrétiens sont en diminution dans nos pays, l’appartenance à cette communauté est plus large que le cercle des pratiquants, de nombreux lieux animés par les croyants sont vivants, et de nombreuses initiatives tant spirituelles que sociales sont portées par des croyants : l’Église est bien plus vivante que les chiffres.

2. Il est important de se former pour pouvoir penser autrement et sortir de certaines évidences non réfléchies, parce qu’on a toujours pensé et agi ainsi en Église. En s’interrogeant, entre autres, sur ce toujours : beaucoup de choses n’ont pas été toujours comme on le pense ; d’autre part, ce n’est pas parce qu’on le faisait ainsi depuis l’origine, que cela s’impose nécessairement aujourd’hui alors que nous vivons dans un contexte culturel tout autre. Il y a un déconditionnement des esprits à effectuer, et cela n’est possible que dans le cadre d’un partage des réflexions et des études sérieuses, dans l’écoute réciproque et sans tabous, avec une totale liberté de parole, en vue d’un discernement.

3. Il importe ensuite localement de mettre en œuvre aussi loin que possible des pratiques cohérentes avec la perspective espérée. Profiter de toutes les marges de liberté et d’initiative là où c’est possible, en développant le maximum de collaboration avec les laïcs, à tous les niveaux de responsabilité, hommes et femmes : certains évêques sont ouverts à des déplacements, d’autres non. À certains endroits des choses sont possibles, à d’autres non. À certains endroits il est possible d’agir ouvertement, à d’autres il vaut mieux le faire discrètement.

4. Il y a lieu aussi de réfléchir à la place de la transgression. Il y a plus de quarante ans que nous avions mis en place dans le Brabant wallon une pastorale spécifique d’accueil des personnes divorcées et divorcées remariées, conduisant pour ceux et celles qui le souhaitent à une réconciliation sacramentelle, avec l’appui discret de l’évêque : cette pastorale particulière était incluse dans la pastorale familiale. Cette pratique était accompagnée d’une réflexion et d’un approfondissement proprement théologiques. Il peut en aller de même aujourd’hui pour l’accueil de couples homosexuels : un groupe de travail de la conférence épiscopale allemande va très majoritairement en ce sens. Dans un domaine moins conflictuel, mais important aussi pour l’avenir, il y a la question de l’intercommunion avec les protestants et plus difficilement, mais cela se fait parfois, avec les orthodoxes. Les choses bougent parce que des croyants sont capables d’anticipations pratiques. Il y a lieu de s’interroger sur le sens de ces communautés, paroissiales ou non, où plus ou moins régulièrement l’eucharistie est célébrée en l’absence de prêtre, façon de rencontrer le « droit fondamental d’accès à l’eucharistie pour tous », réaffirmé par le Synode sur l’Amazonie en écho à Vatican II.

5. Il y a un autre lieu de pratiques transgressives dans le domaine éthique. Il faut reconnaître qu’il y a une mainmise de l’autorité doctrinale de l’Église sur l’ensemble des questions qui concernent le corps. Il y a longtemps que les femmes et les couples croyants ont appris à transgresser concernant la contraception, en revendiquant l’autonomie de leur décision de conscience, soutenus de fait par nombre d’évêques et de prêtres. Des questions difficiles et très délicates se posent aujourd’hui concernant l’avortement ou l’euthanasie et d’autres nouvelles pratiques biomédicales. Une pratique discrète très réfléchie existe dans certains hôpitaux catho liques en faisant place à l’écoute, à l’accompagnement, au discernement et finalement au jugement de conscience et à la décision des personnes.

6. Une autre ligne d’action est importante aujourd’hui. Beaucoup de croyants se scandalisent face à tant de scandales. Il y a de quoi. D’autres se découragent. La tentation de tout abandonner est présente. Il importe que nous nous soutenions mutuellement dans un mouvement d’espérance, même si nous n’avons pas beaucoup de prise, et dans un mouvement de résistance partagée et réfléchie. Toutes les modestes pratiques locales de responsabilité partagée, de soutien dans les mouvements, d’initiatives de solidarité vont en ce sens.

En conclusion, la crise que nous vivons est révélatrice à la fois de dysfonctionnements graves au sein de l’Église, mais aussi d’impasses de la doctrine et de la discipline dans le temps présent, impasses qui font obstacle à l’annonce de l’Évangile comme bonne nouvelle pour tous. Cette crise peut être une chance d’un chemin ecclésial plus évangélique. Ce n’est pas gagné. Ce chemin est et sera ardu et long. Mais il dépend, très modestement de chacun de nous et de tous les croyants en de multiples lieux, qu’il aboutisse pour le bien de toute l’Église.

Ignace BERTEN, 2-3 décembre 2019

Postscriptum

Mon document se termine par diverses propositions, en particulier en ce qui concerne le(s) ministère(s) dans l’Église. Qu’en est-il de ce point de vue des conclusions que le pape François a tirées du synode pour l’Amazonie? Il faut souligner fortement d’abord que l’accent principal du synode et de l’exhortation Querida Amazonia porte sur les défis à la fois climatiques et sociaux de cette immense région. À ce sujet le texte est très fort.

En ce qui concerne proprement la vie de l’Église, François milite pour une véritable inculturation, inculturation de la liturgie, inculturation des ministères (la ministérialité). Cette insistance sur l’inculturation est très positive. Mais en même temps, il y a chez beaucoup de la déception. Le synode a demandé avec une très forte majorité la possibilité d’ordonner prêtres des diacres mariés ayant une grande expérience. François n’ouvre pas à cette possibilité, mais il ne la ferme pas non plus, en ce qu’il affirme qu’il faut recevoir les conclusions du synode et les travailler sérieusement. Par contre, il se montre réticent par rapport à l’autre demande forte, l’ouverture du diaconat aux femmes: ce serait risquer de les cléricaliser (mais à sa demande, une commission étudie depuis quelques années la question et n’a pas encore fourni ses conclusions).

Personnellement, je formulerais à ce sujet quatre critiques.

1° Il y a la réaffirmation de ce que l’eucharistie est constitutive de la communauté chrétienne: la seule perspective à laquelle il ouvre est la multiplication des missionnaires prêtres, perspective illusoire, je pense.

2° Au sujet du prêtre, il parle systématiquement d’Ordre sacré qui a l’exclusivité par rapport à la célébration de l’eucharistie et de la pénitence, pouvoir qui ne peut en aucun cas être délégué.

3° Par rapport aux femmes, il demande explicitement qu’on leur reconnaisse davantage d’autorité et de pouvoir, par la création de ministères propres, mais il se situe toujours dans la logique de la complémentarité dans sa dimension excluante. Et pourquoi à ce sujet s’inquiète-t-il d’un risque de cléricaliser les femmes si on leur ouvrait l’accès au diaconat, alors qu’il invite explicitement à multiplier les diacres masculins: en quoi n’y aurait-il pas là aussi risque de cléricalisation?

4° Pour exclure les femmes de l’ordination presbytérale, il reprend explicitement la symbolique très ambiguë du Christ tête, en tant qu’homme, représenté par le prêtre, en relation avec l’Église épouse. Je crois que beaucoup de chemin est encore à faire, que François n’y est pas prêt, et encore moins l’ensemble de l’Église. Il faut accepter qu’il faut du temps, mais éviter de fermer des portes à tout jamais. Et continuer à imaginer des alternatives et à les expérimenter autant que possible.

Ignace BERTEN, 26 février 2020 .

NDR: son dernier livre paru: « La sollicitude » (éd. Salvator). Très apprécié.

A lire sur la question de femmes prêtres le témoignage de sœur Marie-Jean Noville, moniale bénédictine, sur le site de Cathobel.