« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

« Les Belges auront les musulmans qu’ils méritent »

15, Août 2016 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Foi musulmane     , , , ,   No Comments

Interview remarquable de l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, par Bosco d’Otreppe, La Libre, 13 août 2016.

« Penseur remarqué et mesuré, grand connaisseur des sociétés occidentales, théologien de renom, il mène un long combat intellectuel pour accorder la pratique de l’islam au contexte sociétal européen. Aujourd’hui menacé de mort par les ténors de Daech, il ne se dit pas isolé au sein de sa propre communauté. Sans mettre entre parenthèses la responsabilité de la communauté musulmane, il refuse d’expliquer les crises d’aujourd’hui par une cause isolée, et rappelle du même coup la Belgique à ses responsabilités. Tareq Oubrou est l’Invité du samedi de LaLibre.be.

 

Beaucoup appellent de leurs vœux l’avènement d’un islam de France ou de Belgique. Comment pourrait-on le définir ?

…  C’est ce que j’appelle la théologie de l’acculturation. Je pense que cet islam de France ou de Belgique est aujourd’hui en cours de théorisation assez avancée, mais qu’il n’a pas encore été approprié par la majorité des musulmans, notamment en raison de leur modeste instruction religieuse.

Nous serions dans une sorte de période de latence, de transition, qui nous mènerait vers cet islam accordé à l’histoire et au contexte européen ?

Oui, même s’il ne faut pas oublier que la majorité des musulmans européens sont parfaitement intégrés dans le monde économique et professionnel. Ils constituent ce que l’on appelle l’islam invisible. Malheureusement, ce qui pose problème, c’est une minorité agissante qui mélange le spirituel, l’identitaire, le psychologique ou le politique. De plus, n’oublions pas que nous demandons un travail de sécularisation aux musulmans que l’Église catholique a mis deux siècles à concrétiser. Le facteur temps est un facteur très important qu’il ne faut pas négliger. Le temps de la religion n’est pas celui de la politique.

Quelles sont cependant les conditions indispensables à cet avènement ?

Une importante condition dépend de la société qui accueille cet islam. J’aime à dire que les Belges auront les musulmans qu’ils méritent. Les crispations issues de la mondialisation qui traversent les sociétés occidentales se répercutent négativement sur l’installation paisible des musulmans dont une partie est pour l’instant mal installée dans la société. C’est d’ailleurs un des facteurs qui expliquent le terrorisme que nous connaissons, et qui est en vérité l’expression d’une vengeance que ces jeunes adressent à l’encontre de leur société. En ce sens, Daech n’est qu’un alibi, et s’il n’existait pas ces jeunes se tourneraient vers une autre fausse cause.

Réformer l’islam ne suffirait donc pas à combattre le terrorisme. Les blessures sont bien plus profondes dites-vous.

La réforme dans l’islam est un mouvement qui n’a jamais cessé. La seule différence est que cette réforme se fait aujourd’hui dans le contexte d’un malaise civilisationnel. Né sous les traits d’une religion, l’islam est devenu au fil de l’histoire une civilisation. L’effondrement de cette civilisation musulmane que nous connaissons aujourd’hui a engendré auprès des musulmans un malaise presque existentiel qui explique en partie la violence de certains.

Dépasser ce malaise est donc une condition supplémentaire à l’avènement d’un islam d’Europe ?

Oui. Les musulmans doivent faire le deuil d’une civilisation éteinte pour entrer dans la civilisation occidentale qui s’est imposée un peu partout. Les musulmans doivent désormais prendre en compte cela lorsqu’ils repensent leur théologie et leur droit canon. Ils peuvent d’ailleurs suivre l’exemple de leurs ancêtres qui ont mené une telle réflexion pour s’accorder aux civilisations grecques ou persanes. Aujourd’hui, il faut donc extraire de l’islam son élément spirituel incompressible, permanent, pour le traduire au sein de la culture de l’Europe occidentale.

Vous avez des exemples concrets de ce que cela pourrait donner ?

J’évoque là des manières de s’habiller, de manger, de penser, de parler, ne fût-ce qu’en français, ce qui facilitera grandement l’inscription de l’islam au sein de la culture française ou belge francophone. Je pense également à une réforme qui prenne en compte la théologie de l’altérité. La théologie classique et le droit canon musulman classique ont été pensés en fonction d’une logique de domination. On ne concevait l’autre – les chrétiens, les juifs – qu’en terme de minorité. Aujourd’hui, sous l’effet de la mondialisation, les musulmans sont à leur tour dans une situation de minorité. Nous devons donc repenser notre théologie et notre éthique en fonction de cette nouvelle donnée, et en faisant évoluer le statut des non musulmans et revisiter, entre autres, la doctrine du Salut. C’est important, car la violence peut être engendrée également par une théologie ou une pratique qui crée de la rupture entre les musulmans et le monde, majoritairement non musulman, qui les entoure.

Mais jusqu’où un tel travail peut-il mener ? Vers une assimilation des musulmans aux cultures européennes ?

Non, car si on demande aux musulmans de pratiquer des choses qui les mettent en phase avec leur époque, on ne leur demande pas de transiger avec l’essentiel de leur foi que sont les six piliers de la foi et les cinq piliers de l’islam. Les dogmes (unicité de Dieu, prophétologie, résurrection pour le jugement dernier…), le culte (les cinq prières canoniques, le jeune du mois de Ramadan, le pèlerinage à la Mecque…) et les valeurs éthiques universelles ne changent pas. Par contre il faudrait mettre en place un mécanisme d’accommodement de ces principes avec la réalité. Prenons l’exemple de la pudeur qui est un principe moral universel. Il faut cependant réfléchir pour savoir comment l’exprimer dans une culture donnée. (…)

On peut donc ne pas porter le voile et respecter le principe de pudeur ?

Mais bien sûr. A quoi cela sert-il de se cacher les cheveux et d’avoir des pantalons très serrés ou des robes transparentes comme on le voit chez beaucoup de filles musulmanes aujourd’hui? La pudeur est un rapport au corps, une gestuelle, une parole polie, une attitude, une façon d’être. Le vêtement n’est qu’un aspect de cette pudeur. Et puis, il n’existe pas de texte univoque et formel qui obligerait la femme à cacher ses cheveux. C’est une interprétation qui a pris en considération les coutumes vestimentaires de l’époque. Le musulman s’habille comme s’habille son peuple. Le prophète s’habillait comme les païens. L’islam n’a pas inventé un habit, il a rappelé les valeurs universelles que sont la pudeur, la dignité ou l’égalité, dont la traduction éthique et juridique prend en considération l’évolution et le changement des cultures et des civilisations.

(…)

A Bruxelles notamment, on évoque une présence de plus en plus prégnante du salafisme, mouvement rigoriste qui prétend revenir à la pureté originelle de l’islam. Comment expliquer son succès ?

Il s’agit de discours qui ne sont pas violents en tant que tels, mais qui développent une lecture de l’islam qui isole l’individu musulman de la société dans laquelle il vit. Et là est le danger. Son succès s’explique quant à lui par le fait qu’il répond à ce sentiment de frustration vécu par certains musulmans suite à leur exclusion socioéconomique. (…).

Vous mettez également en garde la communauté musulmane contre ce que vous appelez « la culture d’assiégés ». C’est un des travers de la communauté musulmane ?

Il existe en effet un discours qui renforce l’état d’esprit conspirationniste et complotiste. C’est catastrophique, car cela isole le musulman de sa société, dans laquelle il voit le mal partout. Il s’agit d’ailleurs d’une vision qui va à l’encontre de la théologie musulmane qui considère l’homme comme ontologiquement bon, et le mal qu’il pourrait commettre n’est qu’accidentel. Il ne peut y être réductible.

Après l’attentat dans l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray, les évêques belges ont regretté un manque de réactivité de la part des musulmans qui n’ont pas manifesté en masse leur solidarité. Qu’en pensez-vous ? Les musulmans doivent-ils se désolidariser d’actes commis au nom de leur religion ?

On ne peut demander au citoyen lambda, quelle que soit sa confession, de se manifester en tant que croyant contre une aberration condamnable par tout être humain normalement constitué. Il faut éviter de communautariser ce type de drames. Il n’existe d’ailleurs plus de peine collective comme au Moyen Âge : le crime incombe à celui qui l’a commis. Il revient par contre aux institutions religieuses et aux religieux de condamner ce qui est condamnable au nom de la religion. Ici, en France, après l’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray, c’est cependant la première fois que les musulmans sortent de l’anonymat et se sont mobilisés avec une telle ampleur. Ce fut remarquable, et je l’explique notamment parce que l’Église catholique est la première institution qui a prêté attention à la présence musulmane en enclenchant un dialogue qui se développe de plus en plus et qui a permis devant ce drame de renforcer les liens entre les musulmans et les catholiques au lieu de semer la division.

Entretien : Bosco d’Otreppe (extraits)

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