« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

« Les problèmes étaient connus, on n’a pas voulu les voir »

15, Fév 2016 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam     , , , ,   No Comments

Le Soir, 13/02/2016

Hind Fraihi avait passé trois mois « undercover » à Molenbeek en 2006

« Tous les signaux d’alerte étaient là,   on ne m’a pas prise  au sérieux.» (…)   « Nous n’avons pas su comment réagir, par peur d’être traités de racistes ou d’islamophobes. »  ENTRETIEN

 

Voici dix ans, Hind Fraihi publiait En immersion à Molenbeek, fruit de trois mois de séjour undercover dans la commune bruxelloise. Son livre est réédité le 16 février aux Editions de la Différence. Le texte est le même que celui de 2006.

« Lisez-le : vous croirez qu’il a été écrit aujourd’hui » , explique l’auteure, journaliste anversoise pour différents médias belges et étrangers.

 

Vous sous-titrez votre ouvrage « l’enquête qui aurait dû nous alerter ». Pourquoi ?

Les problèmes de Molenbeek étaient déjà connus en 2006 : le radicalisme, l’islam extrémiste. Déjà à l’époque, on recrutait des jeunes. Dans les mosquées, les stations de métro, en rue. J’ai aussi entendu des prêches d’imams appelant au combat, au radicalisme.

Et aujourd’hui ?

Maintenant, cela se fait via Internet. C’est devenu moins visible, moins concret, très virtuel. L’autre différence c’est qu’en 2006, on recrutait pour aller combattre en Afghanistan, en Irak, en Tchétchénie. Aujourd’hui, c’est en Syrie et, de plus en plus, pour la Libye.

Ce n’est plus à la mosquée qu’on se radicalise ?

Non. La radicalisation est devenue beaucoup plus diffuse, dispersée, hybride. Elle est dès lors plus difficile à repérer : il n’y a plus vraiment de profil type pour les radicalisés. Avant, c’était clairement une génération qui n’avait pas d’avenir, essentiellement de jeunes chômeurs infra-qualifiés. Ces facteurs jouent encore un rôle. Mais on voit aussi, parmi les radicalisés, des gens qui ont un profil plus élevé, qui ont un job, un diplôme.

Il y a aussi davantage de radicalisés en 2016 qu’en 2006 ?

Il y en a évidemment beaucoup. Auparavant, c’était plus marginal. Même si cela reste heureusement une minorité.

Si tous les signaux d’alerte étaient là voici dix ans, pourquoi n’a-t-on rien fait ?

Les politiques n’ont pas voulu voir, pas voulu comprendre, pas voulu intervenir. J’ose parler, dans leur chef, de mauvaise volonté. Ils n’ont pas voulu chercher de solution.

Pourquoi ?

C’est LA question !

Mais vous n’avez pas essayé de les alerter ?

Si. Je suis allée voir les responsables de la Sûreté de l’Etat et ceux de la police locale. Ils ne m’ont pas prise au sérieux. Quant au bourgmestre, Philippe Moureaux, je ne l’ai pas rencontré mais je l’ai vu déclarer à la télé que j’étais une jeune journaliste et que je m’étais fait manipuler. Aujourd’hui, je me demande qui s’est fait manipuler.

Comment expliquez-vous leur attitude ?

Je pense qu’ils ont laissé faire, qu’ils ont fermé les yeux. Je ne suis pas la seule à dire ça : des parents m’ont expliqué qu’ils n’ont pas été pris au sérieux par la police quand ils sont allés dire que leur enfant se radicalisait. Je pense que la théorie était celle de l’exportation du terrorisme : certains se sont dit qu’il valait mieux les laisser partir pour qu’ils commettent leurs méfaits ailleurs que chez nous. Ils nous sont revenus comme des boomerangs.

C’était la seule raison ?

Je pense qu’on a agi, chez nous, de manière très maladroite avec l’intégration et l’islam. Nous n’avons pas su comment réagir, par peur d’être traités de racistes ou d’islamophobes. Ce qui m’est arrivé. Mais la peur de la peur ne fait qu’augmenter la peur. Il n’y a rien de mal à nommer les problèmes.

Vous avez été surprise d’apprendre, après Paris, que plusieurs des terroristes avaient un lien avec Molenbeek ?

Ce n’était pas vraiment une grande surprise. Il y avait eu des signaux d’alerte : Nemmouche et le terroriste du Thalys avaient aussi des connexions avec la commune. Mais, en même temps, je ne me doutais pas que le phénomène était d’une telle ampleur. Molenbeek est en fait une commune extraordinairement dynamique et vivante. C’est ce qui fait sa force et c’est, aussi, ce qui explique les phénomènes que l’on constate aujourd’hui.

Dans votre livre, vous évoquiez aussi les difficultés qu’y rencontrent parfois les femmes.

A cet égard, la situation n’a pas évolué en dix ans. On trouve toujours, à Molenbeek, dans l’espace public, les magasins, les associations, des publications qui demandent aux femmes de se cacher, de se couvrir de la tête aux pieds, de ne pas se maquiller, de ne pas regarder la télévision, de ne pas avoir de téléphone…

Vous avez été victime de sexisme ?

Oui. Dans les deux sens. Si je n’ai pas été prise au sérieux par les forces de l’ordre ou le bourgmestre, c’est aussi parce que j’étais une femme. Je n’avais devant moi que des hommes blancs de classe supérieure. Ça aussi, c’est du sexisme ! Notre société a besoin d’une nouvelle vague de féminisme. Qui s’attaque aussi aux problèmes de notre société occidentale, comme le plafond de verre ou les remarques sexistes en rue. (…)