« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Liberté d’expression : distinguer la critique rationnelle de l’insulte gratuite

18, Nov 2020 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam,Dialogue,Droits humains,Foi musulmane     No Comments

NDR : Dans un article éclairant en début 2019, l’ECLJ (European Center for Law and Justice) déclarait que « La critique rationnelle de l’islam doit être garantie en Europe », comme pour toute religion ou idéologie. Par contre, elle reconnaissait dans sa conclusion que « les insultes, calomnies et obscénités gratuitement offensantes ainsi que les propos incitant à une violence immédiate peuvent être restreints ». Il est très important de toujours tenir compte de cette différence essentielle dans les débats sur la liberté d’expression.

Ceci dit, il ne sera jamais aisé de déterminer dans le concret si un propos (ou une caricature) est à placer du côté de la critique rationnelle ou de l’insulte. Car, ce que l’un estime être une simple critique peut être ressenti par d’autres comme une insulte. C’est bien pourquoi il y a des débats, des tribunaux pour examiner chaque affaire en tenant compte notamment du contexte et des conséquences.

Dans le cas de l’islam, c’est d’autant plus difficile, parce que la plupart des musulmans n’ont pas encore pris leurs distances par rapport à une tradition millénaire des religions selon laquelle la critique religieuse, considérée comme blasphème, n’était pas admise et était même sanctionnée par des emprisonnements, des bûchers, des tortures, des massacres.

Chez nous en Occident, ne verse-t-on pas dans un défaut inverse de vouloir à tout prix défendre des propos ou des dessins qui relèvent plus de la volonté haineuse de blesser ou du plaisir de se moquer de la religion, et surtout de l’islam ? J’admire pour ma part les propos très nuancés du Premier Ministre Justin Trudeau : tout en déclarant d’abord son attachement à la liberté d’expression, il ajoutait : « nous devons agir avec respect pour les autres et chercher à ne pas blesser de façon arbitraire ou inutile ceux avec qui nous sommes en train de partager une société et une planète. Dans une société pluraliste, nous nous devons d’être conscients de l’impact de nos mots, de nos gestes sur d’autres… »

Cela peut paraître, aux yeux de beaucoup, comme une attitude de faiblesse ou de capitulation, alors qu’en fait, c’est une position courageuse que n’aiment pas ceux qui préfèrent « en découdre » avec leurs adversaires sans tenir compte des dégâts qui s’ensuivront pour toute la société.

Bien sûr, il ne faut pas céder sur la liberté de critiquer, même si cela fait mal et provoque de la colère, mais tout est dans l’intention : cherche-t-on à faire avancer la vérité, ou à faire du tort et insulter ? C’est peut-être ce qui explique certaines hésitations de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) : chaque affaire est différente, par le contexte, par l’impact, par les intentions sous-jacentes, etc. On pourra en juger par les quelques exemples dans l’article qui suit, de l’ECLJ :

« La recherche de la vérité, par le débat fondé sur la raison, est un fondement de notre civilisation. Elle implique la liberté de critiquer rationnellement l’islam, comme toute autre croyance ou idéologie, tant religieuse qu’athée.

Il devient de plus en plus difficile et dangereux de critiquer l’islam publiquement, alors même que cette religion tend à se développer en Europe. L’auteur d’une telle critique, même sérieuse, s’expose aussitôt aux accusations d’intolérance ou d’islamophobie, et à des poursuites judiciaires. C’est ainsi que, progressivement, la liberté d’expression se réduit, et avec elle, la capacité de la société à soumettre l’islam à l’examen critique de la raison. 

Or, à ce jour, les droits de l’homme ne garantissent plus fermement cette liberté d’expression. À l’ONU, elle a été attaquée par les membres de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) pour ériger une prohibition internationale de la « diffamation des religions ».

La CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme), quant à elle, est hésitante à protéger la liberté d’expression en matière religieuse lorsqu’il s’agit d’une critique de l’islam. La CEDH, en 2018, a validé la condamnation d’une conférencière autrichienne ayant qualifié Mahomet de « pédophile » en raison de son mariage avec Aïcha (6 ans), puis, en 2019, a censuré celle de deux journalistes azéris ayant radicalement critiqué la culture islamique.

Dans l’affaire autrichienne (E.S. c. Autriche), la conférencière, s’exprimant devant une trentaine de personnes, voulait dénoncer la pratique du mariage de fillettes dans certains pays musulmans, suivant l’exemple de Mahomet. La Cour européenne a validé sa condamnation, car, selon elle, ses propos cherchaient moins à informer qu’à démontrer que Mahomet « n’est pas digne d’être vénéré » et constituaient « une violation malveillante de l’esprit de tolérance à la base de la société démocratique ». La Cour a jugé ces propos de « nature à susciter une indignation justifiée » des musulmans et « à mettre en danger la paix religieuse ».  Ainsi, c’est la violence de certains musulmans qui justifierait et exigerait que leurs croyances soient davantage protégées que celles des autres contre les critiques, même factuelles.

 À l’inverse, dans l’affaire azérie (Tagiyev et Huseynov c. Azerbaïdjan), la CEDH a finalement défendu la liberté d’expression de journalistes, après que l’un d’entre eux, visé par une fatwa, fut assassiné. Ceux-ci osèrent comparer l’Azerbaïdjan, l’islam et l’Europe dans un article intitulé « L’Europe et nous ». Ils déduisirent de cette comparaison, entre autres, la supériorité de la culture occidentale, la « stupidité » et la « folie » des philosophes musulmans, et qualifièrent le fondateur de l’islam de « créature effrayante » en comparaison de Jésus-Christ.

 Prochainement, ce sont les propos d’Éric Zemmour qui seront jugés par la CEDH. Celui-ci l’a saisie fin 2019 après avoir été condamné pour provocation à la haine religieuse. En cause : l’affirmation qu’il faut donner aux musulmans « le choix entre l’islam et la France », que la France vit « depuis trente ans une invasion », et que « dans d’innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées » se joue une « lutte pour islamiser un territoire », « un jihad ».

 L’ECLJ agit depuis des années, tant à l’ONU qu’à la CEDH, au soutien de la liberté d’expression et de la liberté religieuse, et continuera d’agir, avec votre soutien. Pour l’ECLJ, les libertés de religion et d’expression sont complémentaires, et il n’existe pas de droit, pour les croyants et les non-croyants, à ne pas faire l’objet de critiques rationnelles. Seules les insultes, calomnies et obscénités gratuitement offensantes ainsi que les propos incitant à une violence immédiate peuvent être restreints. Tout autre propos doit pouvoir être librement exprimé. »

Source: https://eclj.org/free-speech/coe/defend-the-right-to-criticise-islam-in-europe?lng=fr