« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Livre : « Le Coran des historiens »

13, Déc 2019 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam,Compte-rendus,Documentation,Foi musulmane     No Comments

Le Coran sous la loupe des savants

Non, l’Arabie préislamique n’était pas un désert culturel. Oui, le christianisme syriaque a bien influencé le Coran. Le livre saint des musulmans est passé au scanner dans Le Coran des historiens, qui se revendique comme une  » initiative civique et politique « . Entretien avec l’un de ses coordinateurs.

Le Coran est considéré par les sunnites comme  » incréé « , c’est-à-dire existant de toute éternité. Il est la parole de Dieu en langue arabe dictée au prophète Muhammad. Le livre saint de l’islam est mémorisé et psalmodié par des millions de croyants, disséqué depuis des siècles par les oulémas et les grands jurisconsultes musulmans qui l’interprètent à la lumière de la tradition (sunna), des hadith (les actes et paroles du Prophète) et de la sira (sa biographie). 

Le Coran des historiens (1), ouvrage collectif dirigé par les islamologues Mohammad Ali Amir-Moezzi (Ecole pratique des hautes études, Paris) et Guillaume Dye (Université Libre de Bxl : ULB), met à la portée du lecteur cultivé la somme des connaissances historiques et philologiques le concernant.

Entretien avec Guillaume Dye. (texte complet sur https://www.levif.be/actualite/international/le-coran-sous-la-loupe-des-savants/article-normal-1224371.html )

 (…) De quelle nature sont ces emprunts aux textes juifs et chrétiens ?

Le Coran est rempli de références aux littératures juives et chrétiennes : l’unicité de Dieu, la fin des temps, le paradis et l’enfer, la Providence divine et les beautés de la Création, la Prophétie, l’Alliance, parfois, des normes de comportement, des valeurs de pauvreté, d’ascétisme, de prière, des formules liturgiques, etc. (…) L’arrière-plan chrétien du Coran est (aujourd’hui) réévalué à la hausse, notamment grâce aux littératures apocryphe et homilétique, c’est-à-dire les sermons de grands auteurs syriaques de la fin du 5e au début du 6e siècle. (…)

L’archéologie a révolutionné les études coraniques, mais il y a des freins… Lesquels ?

Les fouilles archéologiques sont interdites à La Mecque et à Médine, mais les wahhabites ont tellement détruit et reconstruit que, même si on pouvait y faire des fouilles dans quelques décennies, je ne suis pas sûr que cela aille très loin. En revanche, il y a beaucoup de fouilles et de prospection des inscriptions dans le reste de l’Arabie saoudite et dans la Jordanie actuelle. L’image que l’on se faisait de l’Arabie préislamique est en train de changer. Ce territoire était en contact culturel, économique, religieux et militaire constant avec l’Empire byzantin et l’Empire perse sassanide, et cela depuis très longtemps. Ce n’était pas une espèce de désert culturel ou d’endroit coupé du reste du monde.  (…)

Comment l’islam considère-t-il, canoniquement, ses ancêtres spirituels ?

Il y a une théologie de la falsification dans la dogmatique islamique. Du point de vue musulman, la véritable Torah et le véritable Evangile étaient en accord avec le Coran, mais les juifs et les chrétiens ont falsifié le message que Moïse et Jésus avaient reçus de Dieu. Cette accusation est présente dans le Coran, mais de façon limitée et ambiguë : elle s’adresse essentiellement aux juifs et est sujette à débat : ont-ils trafiqué le texte ou l’ont-ils mal interprété ? L’idée que les juifs et les chrétiens ont supprimé de leurs textes l’annonce de la venue de Muhammad ne figure pas dans le Coran, mais est développée plus tardivement, aux 8e et 9e siècles. Cela reste une pierre d’achoppement dans le dialogue interreligieux car, selon l’islam, les véritables juifs et chrétiens, restés fidèles aux messages de Moïse et de Jésus, sont les musulmans eux-mêmes.

Pour les sunnites, le Coran est la parole directe de Dieu. Il est dit « incréé ». Est-ce aussi la conviction des chiites ?

Pour les chiites, le Coran est « créé ». L’islamologie occidentale savante a eu, dans sa quasi-totalité, un tropisme pro-sunnite très marqué. Les sources chiites ont été marginalisées. Or, il n’y a pas de raison objective de privilégier les unes par rapport aux autres. Les sources chiites les plus anciennes considèrent que le véritable Coran était trois fois plus important que le Coran dit othmanien qui fait autorité chez les sunnites. Notre ouvrage réévalue l’importance de ces sources. Il se pourrait que l’histoire du Coran ait été beaucoup plus compliquée, beaucoup moins linéaire que ce que la dogmatique traditionnelle veut bien nous faire croire.

Le halo de mystère qui entoure le personnage historique du Prophète est-il pour autant dissipé ?

Muhammad est nommé quatre fois dans le Coran. Le texte s’adresse très souvent à un « tu » ou à un « toi », mais ce n’est pas toujours évident de savoir si c’est de lui qu’il s’agit. D’après les sources islamiques, Muhammad est mort en 632, mais la première mention de son existence dans un document islamique officiel apparaît plus de cinquante ans après sa mort, en 685, sous la forme d’une monnaie frappée à son nom. A cette époque, nous disposons d’un certain nombre d’autres documents, inscriptions, pièces de monnaies. Pourquoi la communauté musulmane ne fait-elle pas référence à lui dans un texte officieux ou officiel ? Cela reste énigmatique.

 (…)

Comprenez-vous la charge émotionnelle que peut représenter Le Coran des historiens pour certains croyants musulmans ?

Le Coran des historiens n’est pas un pamphlet. Il est écrit de manière très dépassionnée. Sa charge émotionnelle s’explique par l’importance du sujet. Qu’il ait été reçu de manière peu aimable de la part de certains croyants, ce n’est pas une surprise. Dans le judaïsme et le christianisme, même s’il y a des courants fondamentalistes qui bloquent, une partie des élites religieuses a réfléchi sur la manière d’articuler l’approche historico-critique avec les questions de foi. C’est moins entré dans les mœurs en islam. Il y a eu une grande tradition islamique d’interprétation du Coran, où le rôle de la raison était non négligeable, mais cela remonte assez loin. Les réticences face à ce type d’approche sont encore extrêmement fortes, ne fût-ce que la comparaison des textes, sans même parler de l’attribution du Coran à un ou des auteurs, qui est sacrilège. Un immense travail didactique de familiarisation des cadres religieux avec le travail des historiens reste à faire. Cependant, beaucoup de musulmans sont prêts à se poser des questions. Ils peuvent aussi trouver dans Le Coran des historiens un contre-discours par rapport à une apologétique fondamentaliste.

Interview réalisé par Marie-Cécile Royen, pour Le Vif du 5/12/2019

(1) Le Coran des historiens, sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, éd. du Cerf, 2019, coffret de trois tomes, 2 357 p.