« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Migrants et réfugiés : deux livres qui nous prennent aux tripes

19, Oct 2019 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Droits humains,International,Migrants     No Comments

On ne se rend pas compte !

Article de Jacques Liesenborghs. Larges extraits.

Deux livres magnifiques : histoires chaudes, brûlantes d’humanité. Des bouts de chemin avec des femmes, des hommes et des enfants qui ont pris le risque de tout quitter. Des itinéraires qui nous prennent aux tripes. Poignant.

Saturation

Cela fait des années que certains répètent « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Cela fait des années qu’on recense le nombre de morts en Méditerranée. Des chiffres. Des années d’images de canots surchargés ou sinistrement vides. Des années que s’insinuent les mots « afflux », « invasion », «crise migratoire » … qui n’ont cessé de renforcer des règles restrictives, qui parquent à grand prix des dizaines, des centaines de milliers de migrants à Lesbos, dans les camps turcs ou, pire, dans l’enfer libyen.

Des années que nous tolérons l’intolérable ! Peut-être parce que « On ne se rend pas compte. A la télé, quand on voit une barque sur le point de couler au large de Malte, quand on voit une colonne de migrants qui tentent de franchir un col des Alpes, quand on voit ces types qui errent au bord d’une autoroute dans le Nord de la France, en réalité on ne voit rien. Ce sont des ombres, presque des fantômes, des silhouettes qui n’ont pas d’âge ni de nom. Mais que l’un d’entre eux, un seul, franchisse votre porte, alors il redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un humain » (1).

Brahim

Un de ces humains qui ont franchi la porte de Xavier Deutsch en provenance du Parc Maximilien. Deux-trois jours. Une fois-deux-trois fois. Il les a écoutés et ça donne « Hommes noirs sur fond blanc » (1). A partir de leurs confidences, de leurs silences, de petits détails qui n’ont rien d’anodin, nous pénétrons (un peu) dans leur quête.

Avec Brahim, nous découvrons un itinéraire semé d’embûches. Ainsi, en Belgique, chez nous, la police le contrôle, l’arrête, puis le relâche sans explication, sans papiers, sans vêtements de saison. Nous sommes en plein hiver et on l’abandonne au bout du monde. Blessé, épuisé, il trouvera refuge chez Gaston, le maire d’un petit village ardennais. « Brahim est assis à la table de la cuisine et se réchauffe les mains sur une tasse de café. Il est vêtu comme en arrivant : un jeans étroit, un tee-shirt sous un sweet si mince, tellement léger. Aux pieds, il a enfilé des chaussettes de laine que Gaston lui a trouvées. C’est déjà ça. Il ne dit pas un mot. Est-ce qu’il est sous le choc ? Difficile à savoir. Il a quitté le Soudan, quitté l’enfer, et traversé l’enfer : dans le désert, en Libye, l’enfer en mer, l’enfer en Italie, en montagne, en France, à Paris, l’enfer, à Calais, partout. Qu’il se soit fait arrêter puis relâcher sans une attelle et des baskets, ce n’est encore qu’un petit bout d’enfer de plus… Gaston évite de lui regarder les pieds, ni la main. C’est invraisemblable. Ca lui semble sortir absolument de tout ce que permet une civilisation ».  

Gaston sait qu’il risque gros. Dans un petit village, tout se sait vite. Place aux soupçons, aux fantasmes, à la solidarité aussi. Rien n’y fait : la police débarque … Gaston réalise douloureusement dans quel monde il vit : « La stratégie du Ministre, c’est en cela qu’elle consiste : faire oublier que ces gens sont des humains. Les réduire à des statistiques, des ombres et des fantômes, des quotas. Des termes abstraits ».

Abdou, Marie, Tarik, Ramatou

Avec « Là où le soleil ne brûle pas » (2), Jacinthe Mazzocchetti nous plonge dans « l’avant », dans des villages de l’Afrique de l’Ouest. Avec le poids de leurs traditions, de leurs violences, leurs pauvretés et leurs solidarités. Forte de ses recherches en anthropologie et des témoignages recueillis à Malte en particulier, elle nous fait découvrir les contextes très divers qui ont décidé les uns et les autres à quitter les proches et leurs villages. Nous partagerons des moments forts, très forts, de quatre destinées très différentes les unes des autres, mais toutes aussi attachantes.

Marie tente d’échapper à des milices assassines. Son père a été sauvagement tué. Sa petite Sabrina, enfant d’un viol, « bien calée dans le bas de son dos ». Sa petite pour qui elle prend tous les risques. « Sa petite main qui s’agrippe à son sein et l’enjoint à vivre ». Violée par un premier passeur, elle aboutit dans un camp où les conditions de survie sont inimaginables. Elle y trouvera solidarité et exploitation. Solidarité des femmes : « Akia sourit. Avec son cœur. Marie aussi. Elle avait oublié déjà la douceur d’un sourire. Oublié qu’il est possible parfois de baisser sa garde. Elle dénoue le pagne qui tient Sabrina et la dépose sur une des nattes. La petite sourit, elle aussi. Protégée enfin de la chaleur. A l’abri ». Pas pour longtemps ! … Épuisée, la nuit elle ne trouve pas le sommeil et s’interroge : « Espérer que la situation se calme et revenir sur ses pas. Rien qu’à l’idée, Marie frissonne. Le corps de son père abandonné dans sa fuite. Dévoré de mouches et de vers. Il ne lui restera rien à enterrer. Rien à retrouver. Sa mémoire seulement à honorer ».

Ramatou, elle, est « fille de maquis » : « Ce soir, elle ne peut pas. Elle a besoin de repos. De solitude. De réfléchir aussi. Il lui faudrait une rentrée fixe. Ne plus avoir à baisser la tête. Mettre un peu d’argent de côté. Sa beauté se fane. Sans les crèmes, sans les coiffures, elle n’intéressera bientôt plus personne …  fille de bar que l’on jette comme les carcasses des poissons braisés et les vidanges des bouteilles de bière. Cette vie-là tue toute possibilité d’ailleurs ». Alors, elle attend tout de quelques européens qu’elle a « comblés » au hasard de leurs missions et avec qui elle entretient le contact et le rêve dans un cybercafé …

Abdou est entrainé dans une odyssée dure, très dure. Pour tenir la promesse faite à Assana, son épouse. Quant à Tarik, l’intellectuel rebelle, il n’est chez lui ni dans son village, ni toléré en ville. Il en sera réduit à financer l’exil en trahissant ses ancêtres. Des pages qui ne laisseront personne indifférent.

Le pari de J. Mazzocchetti est de nous emmener sur les routes et la mer avec ces héroïnes. De nous amener à percevoir avec notre sensibilité la profondeur et la complexité de ces quatre destinées. A comprendre aussi ce qui pousse des personnes simples à prendre des risques immenses. Leur donner un nom. Presqu’un visage. De partager leur indicible douleur quand Ramatou et Marie se retrouvent sur la même embarcation en détresse : « Ramatou s’est approchée plus près de Marie. Ses mains maintenant posées sur le ventre de la petite Sabrina. Au fil des heures, les deux jeunes femmes ont senti se raidir le corps de l’enfant. Elles ont senti sous leurs mains la mort s’emparer de Sabrina… Quand le matin, les survivants ont fait le tour des corps inertes. Quand ils ont trouvé la petite. Quand ils l’ont arrachée des bras de Marie. Quand ils l’ont jetée à la mer. Elles se sont laissées tomber elles aussi. Pour être avec l’enfant. Partir avec elle. Dernier souffle. Dernière résistance ».

  • (1) Xavier Deutsch, Homme noir sur fond blanc, Mijade, 2019
  • (2) Jacinthe Mazzocchetti, Là où le soleil ne brûle pas, Académia, 2019

Article de jacques.liesenborghs@gmail.com, à paraître dans le mensuel « Plein Soleil » de l’ACRF.