« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )

Najim Laachraoui, comment en es-tu arrivé là?

13, Avr 2016 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Islamisme     , , , , , , ,   No Comments

Portrait d’un jeune bruxellois qui « a basculé » ; plaidoyer pour que, malgré l’horreur, nous arrivions à nous parler, à réfléchir et à nous relever.

 Par Bruno Derbaix, qui a été un de ses professeurs

 

« Ce mardi 22 mars 2016, j’ai rêvé de Najim. Je me suis réveillé en me disant que je devais écrire et, au moment même de l’explosion à Zaventem, j’étais en train de « coucher mes idées sur le papier ». Mes quelques paragraphes à peine terminés, j’ai entendu ma compagne crier, puis m’annoncer la nouvelle tragique… Depuis, j’hésite à rendre mon témoignage public. Parce que les médias sont dangereux, parce que l’image de tant de personnes est en jeu, l’exercice est délicat. Parce que ce qui est arrivé est innommable, parce que tout doit être entrepris pour comprendre et éviter que ça ne recommence, parce que trop de bêtises se disent et s’écrivent, j’ai finalement choisi de m’exprimer. Depuis mes souvenirs et ceux de certains de mes proches, j’ai dressé « mon portrait » de Najim Laachraoui. Je l’ai assorti de questions qui doivent être posées. J’y joins surtout une intention : que, dans la différence, l’écoute et la compréhension, nous arrivions, ensemble, à mieux nous parler et à faire bouger notre société.

Najim était un élève souriant et au contact facile. Galant, il semblait en même temps timide ou réservé dans ses échanges avec les filles. Il était curieux et recherchait régulièrement la discussion avec certains enseignants. Bien avant de l’avoir dans mes cours, je l’avais remarqué, circulant dans les couloirs avec ses « potes », faisant facilement des commentaires aux personnes qu’il croisait. Lorsque je l’ai eu dans ma classe, fin 2007, j’ai constaté qu’il réussissait bien et qu’intellectuellement, il était intéressé par bien des sujets. Dans les nombreuses discussions interconvictionnelles de mon cours de « religions », il se montrait pourtant très en colère contre l’école, et contre une société qui ne comprenaient pas l’islam. Il se sentait « mal regardé » et injustement dévalorisé. Il était suffisamment intelligent pour mesurer les faiblesses et les limites des profs ou d’un monde qui avaient tendance à toiser sa religion. A l’époque, nous n’avions pas encore véritablement installé notre « système de participation citoyenne pour les élèves » et, globalement, je ne pouvais pas lui donner tout à fait tort.

En secondaire, son islam n’avait rien de violent. Au contraire, il faisait des recherches et dépensait beaucoup d’énergie pour montrer que, même sur des sujets comme l’esclavage ou la lapidation, l’islam était « liberté », « paix » et « éducation ». Sa religion était faite de pratiques, rigoureuses. C’était aussi un système qui, à ses yeux d’adolescent, permettait de mieux rencontrer les besoins des hommes que ne le faisait notre Occident. En même temps, son comportement était en évolution. Dans le courant de sa 6e année, il s’est ainsi mis à porter des pantalons plus courts, à se laisser pousser les poils du menton et à ne plus serrer la main des filles. Rien d’exceptionnel pour un Bruxellois musulman qui explore en même temps sa belgitude et son islamité. Comme bien d’autres, il était en tension entre plusieurs références. Comme bien d’autres, l’une d’entre elles était influencée par les nombreux sites et ouvrages wahhabites trop facilement disponibles à Bruxelles. ([1])

Je me souviens très bien de la fin de son examen oral de sixième. Nous avions eu une longue discussion au cours de laquelle il manifestait à la fois sa conviction profonde de la supériorité de l’islam sur le modèle occidental et un ressentiment évident à l’égard de ce dernier. Je l’ai ponctuée en lui disant qu’il arriverait un jour où son idéalisme serait mis à l’épreuve, et qu’il fallait qu’il fasse attention à ne pas s’enfermer dans une voie de fierté et de colère. Avec son grand sourire, il m’a dit de ne pas m’inquiéter.

Najim a ensuite commencé des études supérieures, polytechnique m’a-t-on rapporté. Je ne sais pas comment il a vécu l’intégration dans un milieu qui, à mon avis, permettait bien moins de discuter de croyances et de religions. Sur cette période, d’autres anciens élèves m’ont dit qu’il était resté lui-même : c’est-à-dire charismatique, souriant et défendant un islam de paix. Certains m’ont rapporté aussi qu’il disait avoir été blessé par les nombreux commentaires qui, à l’université, étaient faits sur l’islam et les musulmans.

Quelques mois plus tard, une collègue et moi-même avons, chacun de notre côté, reçu de ses nouvelles. Par mail, il nous souhaitait un joyeux Noël. Nous y avons tous deux répondu, mais lui n’a pas poursuivi. Peut-être n’avait-il plus envie de débattre ? En tous cas, son « joyeux Noël » m’apparaît aujourd’hui comme chargé d’un reproche. Il voulait dire : « moi je fais attention à vous, mais qui se soucie de l’islam ? ».

Non, Najim n’était pas un mauvais garçon, il était souriant et serviable. Il avait un bon regard. Non, ce n’était pas un jeune dont les autres se moquent pour son comportement ou son physique, et qui en retour se construit avec de la méchanceté pour ses semblables. Non, ce n’était pas un enfant dont les parents ont démissionné, ne donnent pas assez d’amour ou de cadre éducatif. Non, ce n’était pas un de ces nombreux jeunes qui, broyés par le système scolaire, vont d’échec en échec et ne peuvent trouver de la reconnaissance que dans le rôle de « caïd ». Non, ce n’était pas un de ces déshérités qui passent du décrochage scolaire à la délinquance, de la délinquance au banditisme et du banditisme au terrorisme. Non, Najim n’était pas non plus un jeune sans avenir. Malgré son nom et la couleur de sa peau, sa réussite scolaire et son intelligence lui avaient déjà ouvert des portes, et auraient continué à en ouvrir.

Mais alors comment ? Pourquoi ? Putain Najim !! Comment en es-tu arrivé là ?

Comment en es-tu arrivé à troquer tes idéaux de paix, ta « religion parfaite », contre de la barbarie et de la destruction ? Comment toi, le fils aimant, as-tu pu quitter ta famille, ton quartier, ta société ? Comment as-tu pu tuer Najim ? Comment as-tu pu planifier des tueries pour les autres ? Comment as-tu pu imaginer et mettre en place ces bombes lâches et barbares, pulvérisant les corps et les membres, et détruisant bien au-delà des vies qu’elles fauchent ? Comment en es-tu arrivé à être le moteur de tant de souffrances ?

Adolescent, je t’aimais bien, Najim. Là je ne ressens que tristesse, colère et honte. Par tes actes, tu as porté « peur » et « honte » sur ta famille, sur tes amis, sur ton école, sur ta commune, sur ta ville, sur ton pays, sur ta « religion ». Et, pour tout le monde, ce sera très difficile de se relever. Par rapport à ce que tu cherchais adolescent, c’est-à-dire une société qui reconnaît une valeur et donne une place à l’islam, il n’y avait pas moyen de faire pire.

Mais putain, comment avons-nous pu, nous-aussi, en arriver là ? Comment avons-nous laissé, pendant près de 40 ans, l’islam wahhabite prendre toute cette place dans les mosquées, dans les librairies, dans les quartiers ? Comment avons-nous pu ignorer, par rapport à cette religion de paix, par rapport aux musulmans qui sont des gens de paix, qu’il y avait là un danger ? L’islam nous intéressait-il si peu que nous n’avons pas remarqué que, en face de nous, il n’y en avait qu’une version, et que celle-ci était une des moins compatibles avec notre société ? L’immigration nous intéressait-elle si peu que nous n’avons pas compris qu’il était normal, pour n’importe quel jeune « mixé », d’explorer ses origines comme son islamité, et que c’était quelque chose à encadrer ?

Comment avons-nous pu laisser l’institution scolaire si immobile ? Pourquoi n’avons-nous pas donné plus d’échos et de moyens aux forces qui, en sont sein, oeuvraient pour le changement ? A ceux qui tentaient d’arrêter d’exclure et de punir ? A ceux qui apprenaient à mieux gérer la mixité ? A tous ceux qui travaillaient pour que les jeunes aient réellement des espaces pour s’épanouir ?

Comment avons-nous pu laisser, sur Internet, proliférer toutes ces vidéos de Daesh sans réagir ? Par rapport à la Toile comme aux nouveaux médias, pourquoi avons-nous été si lents à saisir qu’il était vital d’apprendre aux jeunes à s’en servir ?

Pourquoi nos intellectuels musulmans n’ont-ils pas pris plus de temps et d’énergie pour mettre sur le Net, dans les mosquées et sur la place publique d’autres interprétations de l’islam, celles que Najim aimait adolescent, celles qui sont faites d’amour, de paix, de liberté et d’éducation ? Pourquoi n’a-t-on pas donné plus de moyens à ceux qui le faisaient ([2]), pour rendre visible leur action, pour permettre à l’islam de renvoyer à un autre imaginaire que la rigidité traditionnaliste ou la violence terroriste ?

Comment en est-on arrivé à une société où il est si difficile d’échanger sur des idées ? Pourquoi dans les écoles, dans les quartiers, dans les universités, il y a-t-il si peu d’espaces pour confronter nos différences et dialoguer ? Comment en est-on arrivé à un monde qui, sur la question de la religion, arrive si peu à se remettre en question ?

Nous sommes en deuil, mais arrive le temps des réflexions. Je prie pour que, de Najim comme de bien d’autres meurtriers, nous ne fassions pas des « étrangers ». J’espère que, par-delà leur responsabilité, nous arriverons à reconnaître ce qui, dans leur parcours, nous interpelle et nous concerne. Je crie que sur bien des points de notre école comme de notre société, il est vraiment temps de mettre un « paquet de moyens » pour changer. Je souhaite de tout mon coeur qu’un tel changement nous pousse à renouer avec plus de dialogue, plus de place pour les différences, plus d’éducation, et surtout plus de parole donnée aux jeunes.

(*) Sociologue et philosophe, Bruno Derbaix est coache et formateur au Mouvement des Institutions et des Ecoles Citoyennes (MIEC). En tant qu’éducateur et enseignant, il s’implique depuis 12 ans pour plus de citoyenneté active et de dialogue interculturel dans les écoles. Pendant 11 ans, il a mené un projet de « Cours de religions et croyances comparées » dans une école de Schaerbeek. Depuis 2016, il travaille sur un projet d’accrochage scolaire impliquant quatre écoles bruxelloises, une commission s’occupant de réinscrire les élèves exclus et certains centres PMS.

[1] Le Wahhabisme est la doctrine musulmane dominante en Arabie Saoudite. C’est notamment d’elle qu’est issu le Salafisme. Ces deux doctrines ont en commun un islam de règles, très rigoureux, très inégal entre l’homme et la femme. Elles ont aussi ce discours systématiquement critique sur l’Occident, tendu vers l’idée qu’un musulman ne peut trouver sa place et être heureux que dans un système musulman.

[2] Je pense ici aux historiens, aux anthropologues, aux sociologues, aux théologiens et à bien d’autres spécialistes de l’islam comme de l’immigration.