« Je crois en la religion de l’Amour, où que se dirigent ses caravanes,
car l'amour est ma religion et ma foi » ( Ibn Arabî )
18, Juin 2020 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Actualités Islam,Foi musulmane,Islamisme No Comments
Junaid Hafeez, professeur d’université au Pakistan, était emprisonné depuis six ans quand il a été condamné à mort en décembre 2019 pour blasphème, plus précisément pour avoir « insulté le prophète Mahomet » sur Facebook.
Selon la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale, la législation punissant le blasphème en vigueur au Pakistan est la deuxième la plus stricte au monde après celle de l’Iran.
Hafeez, dont la condamnation à mort fait actuellement l’objet d’un appel, est l’un des quelque 1 500 Pakistanais à avoir été inculpés pour blasphème ou pour « propos sacrilèges » au cours des trois dernières décennies. Jusqu’ici, aucun d’entre eux n’a été exécuté.
Mais depuis 1990, 70 personnes ont été assassinées par des foules ou des justiciers autoproclamés les accusant d’avoir insulté l’islam. Plusieurs de leurs défenseurs ont également été tués, y compris l’un des avocats de Hafeez et deux responsables politiques de haut niveau qui s’étaient publiquement opposés à la condamnation à mort d’Asia Bibi, une chrétienne inculpée pour avoir verbalement insulté le prophète Mahomet. Bien que Bibi ait été acquittée en 2019, elle a dû fuir le Pakistan.
En février 2020, Bibi a été reçue par Emmanuel Macron, qui a annoncé que « la France est prête » à accepter sa demande d’asile. Une décision qui coïncidait avec une autre déclaration du président français – « La loi est claire : nous avons droit au blasphème, à critiquer, à caricaturer les religions » – faite en réponse à la polémique née de l’« affaire Mila ».
Blasphème et apostasie
32 des 71 pays où le blasphème est considéré comme un crime sont majoritairement musulmans. Le degré d’application de ces lois et le niveau des sanctions prévues sont très variables.
Le blasphème est puni de mort en Iran, au Pakistan, en Afghanistan, à Brunei, en Mauritanie et en Arabie saoudite. Pour ce qui concerne les pays non musulmans, c’est en Italie que la loi est le plus sévère : la peine maximale prévue est de trois ans de prison.
La moitié des 49 pays à majorité musulmane possèdent également des lois interdisant l’apostasie, ce qui signifie que leurs citoyens peuvent être jugés pour avoir abandonné l’islam. Tous les pays dont la législation comporte des lois réprimant l’apostasie sont à majorité musulmane, à l’exception de l’Inde. L’accusation d’apostasie accompagne souvent celle de blasphème.
Ces lois religieuses sont largement soutenues par la population dans certains pays musulmans. D’après un sondage du Pew Research Center effectué en 2013, près de 75 % des répondants d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Asie du Sud sont favorables à ce que la charia, c’est-à-dire la loi islamique, soit la loi officielle de leur pays.
Parmi les partisans de la charia, environ 25 % des habitants d’Asie du Sud-Est, 50 % des Moyen-Orientaux et des Nord-Africains et 75 % des habitants d’Asie du Sud souhaitent « l’exécution de ceux qui quittent l’islam » – c’est-à-dire qu’ils soutiennent les lois punissant l’apostasie de mort.
Les oulémas et l’État
Mon livre paru en 2019, Islam, Authoritarianism, and Underdevelopment montre que les lois sur le blasphème et l’apostasie dans le monde musulman remontent à une alliance historique entre les érudits islamiques et le gouvernement.
Vers l’année 1050, certains juristes et théologiens sunnites, appelés les « oulémas », ont commencé à travailler en étroite collaboration avec les dirigeants politiques pour combattre ce qu’ils voyaient comme l’influence sacrilège des philosophes musulmans sur la société.
Suit une partie historique qu’on trouvera sur https://www.arcre.org/pourquoi-le-blaspheme-est-il-passible-de-la-peine-capitale-dans-certains-pays-musulmans-the-conversation/
Au Pakistan, le dictateur Zia ul Haq, qui dirigea le pays de 1978 à 1988, a fait adopter des lois anti-blasphème particulièrement dures. Allié des oulémas, Zia a remis au goût du jour des lois réprimant le blasphème – initialement instaurées par le colonisateur britannique pour éviter les conflits interreligieux – de façon à protéger spécifiquement l’islam sunnite, les personnes reconnues coupables encourant désormais la peine de mort.
Des années 1920 à l’avènement de Zia, ces lois n’avaient été appliquées qu’une dizaine de fois. Depuis, elles sont devenues un outil privilégié par le pouvoir pour s’en prendre à ses adversaires.
Beaucoup de pays musulmans ont connu des processus similaires au cours des quatre dernières décennies, notamment l’Iran et l’Égypte.
Des voix dissidentes au sein de l’islam
Les oulémas conservateurs fondent leurs arguments en faveur des lois réprimant le blasphème et l’apostasie sur quelques paroles du prophète Mahomet (hadiths), principalement : « Celui qui change de religion, tuez-le».
Mais de nombreux érudits de l’islam et intellectuels musulmans rejettent cette vision des choses, qu’ils jugent radicale. Ils rappellent que Mahomet n’a jamais fait exécuter quiconque pour apostasie et n’a jamais appelé ses partisans à le faire. (…)
Pourtant, en utilisant leurs connexions politiques et leur autorité historique en matière d’interprétation de l’islam, les oulémas conservateurs ont marginalisé les voix plus modérées.
Réactions à l’islamophobie dans le monde
Les débats en cours au sein du monde musulman sur les lois punissant le blasphème et l’apostasie sont largement influencés par la situation internationale.
En de nombreux points du monde, les minorités musulmanes, comme les Palestiniens, les Tchétchènes en Russie, les Cachemiris en Inde, les Rohingya au Myanmar et les Ouïghours en Chine, subissent des persécutions. Aucune autre religion n’est aussi largement prise pour cible dans autant de pays différents.
En outre, il convient également de rappeler l’existence dans les pays occidentaux de certaines lois discriminatoires à l’égard des musulmans, telles que l’interdiction du voile à l’école ou la décision de l’administration Trump de ne pas autoriser les ressortissants de plusieurs pays à majorité musulmane à accéder au territoire américain.
Ces lois et politiques islamophobes peuvent créer l’impression que les musulmans sont assiégés et justifier aux yeux de certains d’entre eux l’idée que réprimer le blasphème serait un acte de protection de la foi.
De mon point de vue, c’est plutôt l’existence de règles religieuses aussi strictes qui nourrit les stéréotypes anti-musulmans. Plusieurs membres turcs de ma famille m’ont même déconseillé de travailler sur cette question, de crainte que cela n’alimente l’islamophobie.
Mais mes recherches montrent que la criminalisation du blasphème et de l’apostasie est de nature politique plus que religieuse. Ce ne sont pas les versets du Coran mais les dirigeants autoritaires qui exigent le châtiment des blasphémateurs.
Ahmet T. Kuru, Professor of Political Science, San Diego State University, dans « The Conversation »
This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.
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