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Ukraine : jusqu’où l’escalade ?

02, Fév 2023 by Philippe de Briey">Philippe de Briey in Articles personnels,guerre ou paix,International     No Comments

La guerre s’intensifie, avec des armes toujours plus destructrices et meurtrières. Comme dans toutes les guerres, les points de vue se radicalisent et l’escalade semble sans fin… N’est-il pas temps de s’interroger sur l’objectif que l’on poursuit ?

Les pays occidentaux se sont  résolus à apporter un nouveau soutien militaire à l’Ukraine avec une bonne centaine de chars Léopard. Le président Zelenski demande maintenant des avions de chasse et plus de défense anti-aérienne. Cependant, les Occidentaux craignent qu’un soutien militaire encore plus massif puisse pousser le Kremlin à l’escalade … Sur le terrain, les forces russes semblent déterminées à reprendre l’initiative.

On constate une radicalisation chez des experts militaires occidentaux. Par exemple, Nicolas Gosset chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD) belge et surtout son collègue de l’IRIS  (Institut français de Relations Internationales et stratégiques), Frédéric Mauro, se sont exprimés dans l’émission « Déclic » du 27/1/2023. A la question de Julie Morelle « N’est-ce pas l’escalade ? », Nicolas Gosset répondait en substance : l’escalade vient de la Russie et on ne peut qu’y répondre, sous peine de céder, ce qui serait une défaite de l’Europe. Nous sommes dans un soutien à l’auto-défense de l’Ukraine, une posture de la maintenir dans une possibilité de victoire.

Frédéric Mauro était plus radical en utilisant une comparaison surprenante : Au nom de quoi le bœuf OTAN devrait-il trembler devant la grenouille russe ? Arrêtons de nous laisser paralyser par la peur. Les Ukrainiens se battent pour nous, pour nos démocraties, notre liberté, nos valeurs. Dans la guerre, il n’y a pas de ligne rouge, sauf celle qu’on se donne à soi-même. Les Russes menacent de recourir à de très gros moyens, nucléaires ou autres, mais en fait ils ont peur. On peut d’ailleurs se demander : est-ce que l’Ukraine peut gagner la guerre sans frapper le territoire russe ? Au nom de quoi devrait-elle se retenir, même avec des armes occidentales ?

De telles déclarations indiquent une radicalisation des idées dans ce conflit qui devient de plus en plus clairement une grande confrontation avec la Russie. Et donc une escalade dans les moyens qu’on est prêt à consacrer… avec les milliards de dollars promis par les Etats-Unis. Il faut dès lors d’autant plus réfléchir à la question : quelle fin poursuit-on ? Jusqu’où veut-on aller ?  

Quels objectifs se fixent les parties ?

C’est la question centrale. Du côté russe, il est probable que Poutine visait une sorte de protectorat militaire russe sur l’Ukraine afin d’éviter à tout prix qu’elle entre dans l’OTAN. Sans doute voulait-il revenir à la situation d’avant la révolution de Maïdan qui avait chassé le pro-russe Ianoukovitch. Réaliste face à l’échec devant Kiev, il s’est ensuite replié sur un objectif plus modeste : l’annexion de quatre provinces : Kherson, Zaporijjia, et le Donbass (Lougansk et Donetsk).

Mais, le président Zelenski veut tout récupérer, même la Crimée perdue en 2014… Beaucoup de commentateurs vont dans ce sens quand ils évoquent l’objectif de la guerre. Est-ce du bluff ? Mais surtout : est-ce réaliste ? Et où cela va-t-il nous mener ? Viser un tel objectif ne va-t-il pas rendre la négociation impossible ? Ne va-t-on pas vers une guerre de très longue durée, donc vers le sacrifice d’encore plus de milliers de militaires et de civils, et la destruction de toujours plus de villes et d’infrastructures vitales de l’Ukraine ? On sait ce qu’il en a été en Tchétchénie et en Syrie. Poutine n’hésitera pas, d’autant plus qu’il y aura des élections en Russie en 2024. Il sera prêt à tout pour sauver son honneur. L’enjeu est trop important pour lui, jamais il n’acceptera de sortir bredouille de ce conflit qui a déjà causé des dizaines de milliers de morts russes. N’oublions pas non plus que les populations du Donbass et de la Crimée sont très majoritairement pro-russes.

Edgar Morin, dans un petit livre d’une grande sagesse (De guerre en guerre [1]), rappelle ce qu’il s’est passé durant la seconde guerre mondiale, mais aussi dans celle de 14-18, dans les guerres d’Algérie, de Yougoslavie, d’Irak. A chaque fois, on a pu constater la montée de la haine, l’hystérie collective, la criminalisation du peuple ennemi, la radicalisation du conflit, les surprises, les illusions, les erreurs, les retournements inattendus… Il rappelle aussi que nos pays démocratiques sont allés jusqu’à bombarder des villes entières en Allemagne, et le président Truman jusqu’à pulvériser Hiroshima et Nagazaki. Ne nous faisons donc pas d’illusions sur ce que pourraient décider les Russes s’ils étaient acculés…

On admire le courage et la résistance des Ukrainiens et de leur président, mais n’y a-t-il pas le risque de laisser finalement leur pays exsangue, comme en Syrie ? Le directeur de Médecins sans Frontières en témoignait : tout le long des 1000 km de la ligne de front, les dégâts sont énormes, inimaginables. Alors que cette guerre cause des CENTAINES de morts chaque jour, continuer à lambiner pour négocier, attendre (sans doute des mois, voire plus) d’être en position de force, est-ce acceptable, du point de vue du respect des vies humaines et de la « défense de nos valeurs » ?

Edgar Morin estime que Poutine est assez réaliste pour savoir faire marche arrière (comme il l’a fait en abandonnant la conquête de Kiev) et qu’il n’est pas impossible de négocier avec un despote, comme on l’a fait avec Staline et Mao. A son avis, les conditions de la paix sont claires : la reconnaissance de l’indépendance de l’Ukraine (avec un statut de neutralité et de garantie militaire) et en contrepartie, l’autonomie du Donbass et de sa population russophone. Quant à la Crimée, russifiée à 84 % contre 4% d’Ukrainiens,son destin militaire devrait dépendre de négociations. « Tout est négociable entre adversaires de forces égales, surtout si l’un et l’autre sont appuyés dans ce sens par des États qui comprennent la nécessité et l’urgence de la paix ». (p. 83-84)

Il rappelle aussi qu’il y avait dans le monde, en 2017, 80 millions d’humains au bord de la famine, 276 millions après la pandémie et 345 millions actuellement : « Plus la guerre s’aggrave, plus la paix est difficile, plus elle est urgente ». « Il est étonnant que dans la conjoncture si dangereuse dont le danger s’accroît sans cesse, si peu de voix s’élèvent en faveur de la paix… Parler de cessez-le-feu, de négociations, est dénoncé comme une ignominieuse capitulation par les belliqueux, qui encouragent la guerre qu’ils veulent à tout prix éviter chez eux ». (p.81).

A chacun de nous de choisir, dans ce débat crucial, entre la logique de guerre et la logique de paix. Cette dernière n’exclut pas le recours à la force militaire, mais celle-ci doit demeurer un moyen proportionné et subordonné à l’objectif de la paix, donc à la recherche d’un accord aussi durable que possible. Nous pouvons, comme simples citoyens, pencher dans la balance pour que les dirigeants ne perdent jamais de vue cet objectif et ne se laissent pas embarquer dans une escalade sans fin par la simple volonté de « gagner ». Car, la véritable victoire ne peut être que le rétablissement de la paix. [2]

Philippe de Briey, 2 février 2023.

P.S.

Dans La Libre de ce jeudi 2-2-2023, il y a un article pages 34/35 , de Pierre Vaesen,  ancien ambassadeur de Belgique en Ukraine, « Pour une négociation de paix entre la Russie et l’Ukraine ».


[1]  E. Morin, De guerre en guerre, éd de l’Aube, 2023

[2]  Une manifestation est prévue à Bruxelles le dimanche 26 février, espérons que nous y serons très nombreux pour faire entendre cet appel à la paix.